Grand Prix du Jury au « Cinéma du Réel » 2024, festival de référence (cf. Verso Hebdo du 11-4-24), Prix du Jury Encounters (Mention Spéciale du Jury Documentaire) à la Berlinale 2024, Direct Action de Guillaume Cailleau et Ben Russell coche toutes les cases de l'excellence documentaire, telle qu'aujourd'hui on la conçoit. Et par exemple ceci : une véritable immersion dans la réalité appréhendée, l'installation dans une temporalité qui explore, la variation des focales et points de vue, en filigrane une dimension critique/utopique, et la promotion d'une beauté simple, émanant du réel lui-même... Le film dure 213 minutes, soit plus de trois heures et demi. Certains plans fixes dépassent largement la durée à laquelle la majorité des films nous a habitués : nous voilà aux confins d'une expérimentation formelle nullement gratuite puisqu'elle coïncide avec une expérimentation sociale et politique.
De quoi est-il question ? Au début de l'année 2018, l'abandon de la construction d'un aéroport à Notre-Dame-des-Landes mettait un terme - on s'en souvient - à un très long mais victorieux combat mené par une importante communauté d'activistes en France. Quatre ans plus tard, pendant une année et à raison d'une à deux semaines par mois, s'installant sur place et se joignant aux membres de la ZAD (zone à défendre), deux documentaristes entendaient être les témoins privilégiés de l'élaboration existentielle collective qui s'en suivait. De cette utopie/uchronie en action... Mais, dans le même temps, à Sainte-Soline, le mouvement écologiste « Soulèvements de la Terre » s'opposait frontalement à un projet de privatisation de l'eau, et se heurtait à une violente répression policière. Si bien que ce documentaire alterne des tâches quotidiennes où le calme, l'attention prédominent et, surtout en deuxième partie, des scènes agitées de manifestations, d'affrontement avec les forces de l'ordre. L'usage presque systématique du plan fixe, très long et rapproché (avec zoom parfois), d'où le visage reste souvent absent, nous invite à prêter une attention soutenue à diverses tâches que la mécanisation, le travail parcellisé, l'automatisation dominantes nous ont presque fait oublier. Patiemment filmés, sans discours ni musique d'accompagnement, les gestes du forgeron, la culture d'un potager, la cuisson de crêpes, la préparation d'une pâte à pain, le pesant labour avec un cheval, etc. suggèrent d'abord un retour à la ruralité traditionnelle comme refus d'une bétonisation, d'une métropolisation frénétiques. Mais l'on peut ensuite interpréter de telles séquences comme une évocation de toutes ces communautés (cf. le réseau des « villes en transition » ) s'appliquant à développer leur résilience face aux défis catastrophiques du pic pétrolier, de la dérégulation climatique ou de l'instablité économique. Le propos écologiste du film est assumé par ses réalisateurs. Bien entendu, les thuriféraires de la modernisation permanente, du technicisme illimité, et encore plus du « transhumanisme » qualifieront tous ces « zadistes », aussi bien que nos deux cinéastes respectueux, de « demeurés », voire de « membres de la religion Amish » ! Cependant nous pouvons constater, dans le film, que le même soin est consacré à l'entretien d'une scie circulaire, qui n'est pas un outil ancien... Par ailleurs une talentueuse interprétation musicale au piano ou bien le niveau intellectuel de ce qui est théorisé lors de quelques discours militants montrent bien un intention plus globale du documentaire. Guillaume Cailleau et Ben Russell la précisent clairement : « notre intention était d'être les témoins des caractères artistiques, intellectuels, collectifs, sociaux et politiques de la lutte, en rendant compte de sa viabilité ». Ce dernier mot est essentiel... Combien a-t-on vu d'expériences communautaires, impréparées, chimériques, se terminer en calamiteux échecs dans les années 70 ! Un demi-siècle plus tard, le documentaire Direct Action s'est réalisé dans un tout autre contexte, il n'a plus la même portée : d'abord les échecs du passé ont pu servir de leçons à une génération moins idéologique et plus pragmatique, ensuite la perspective d'un effondrement par à-coups de notre modèle de civilisation technologique n'est plus considérée comme de la science-fiction dystopique. Dès lors cette idée, en filigrane du documentaire, d'un collectif précurseur et viable acquiert toute sa grave importance dans le contexte actuel et à venir.
Il est probable que les prix donnés à Direct Action ne récompensent pas seulement une attitude appréciable de documentaristes respecteux de leur objet, évitant le commentaire didactique ou militant, conférant à leurs plans fixes et leurs gros plans une valeur éthico-politique (laquelle, par intermittences, laisse également une place radieuse à l'esthétique, à la « beauté du monde »...), ces prix reconnaissent encore, par leur attribution, l'enjeu social et politique de ces expériences collectives et prospectives. Expériences d'écologie et d'autarcie dans le cadre d'un système planétaire où triomphent la dévastation généralisée et les dépendances aliénantes. Enfin, par la durée du film et surtout de ses plans fixes, Direct Action esquisse, tout comme un autre rapport à la terre, un autre rapport, essentiel, au temps... Osons le qualifier par le titre d'une pièce, d'un livre de Valère Novarina : Vous qui habitez le temps.
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