Poète, scénariste, dialoguiste de cinéma, parolier de chansons, artiste du collage surréaliste, Jacques Prévert (1900-1977), en courant plusieurs lièvres à la fois, avait pris le risque de les voir tous lui échapper... Et notre société, que la division du travail structure, se défie de ceux qu'on a du mal à cataloguer. Mais rassurons les taxinomistes inquiets : derrière l'homme de cinéma ou d'images, il y avait déjà le poète, et derrière le poète se tenait un essentiel homme de paroles. Il suffit d'entendre en effet (enregistrements, documentaires, émissions), en son débit continu et le mégot aux lèvres, Prévert, sa tendre gouaille émaillée de métaphores, de pirouettes verbales, d'observations justes et d'idées étonnantes pour saisir l'unité d'impulsion derrière l'apparente dispersion. Son premier recueil de poésies, il l'avait d'ailleurs appelé Paroles. Et c'est dans l'immédiateté d'une faconde féconde que, chez Jacques Prévert, l'inspiration se déploie en un feu d'artifice d'expressions variées.
Jusqu'au 16 février 2025 au musée de Montmartre, à l'occasion de la célébration du centenaire du surréalisme, mais également pour rappeler l'installation de Prévert en 1955 à Montmartre, juste au-dessus du Moulin Rouge, l'exposition Jacques Prévert, rêveur d'images met en lumière aussi bien son rapport direct aux arts visuels, ses planches de scénarios illustrées, ses collages surréalistes, que cette collaboration significative avec de grands peintres de son temps, qui préféraient sans doute, dans la continuité de leurs oeuvres et pour mieux dialoguer avec un large public, aux gloses des critiques les paroles du poète.
L'exposition, en quatre parties (« Une vie arborescente », « Jacques Prévert au pays des peintres », « Collages : le manège des images », « Le temps et l'espace »), est le fruit de la collaboration entre Alice S. Legé, conservatrice du musée de Montmartre, et la petite-fille et unique ayant-droit de Jacques Prévert, par ailleurs artiste plasticienne, Eugénie Bachelot-Prévert, à qui l'on doit ici, probablement, cette touche intimiste convenant à une individualité en deçà de la pose, à un homme de paroles si près des gens. Le parcours s'achève d'ailleurs par la présentation émouvante de son bureau à la Cité Véron, que l'on peut découvrir pour la première fois hors les murs... On n'est nullement étonné que Prévert, après avoir été l'ami de Tanguy, puis membre du groupe de la rue du Château et marqué comme tant d'autres par le surréalisme, se soit avec éclat séparé d'André Breton. En effet, comment cet individualiste anarchisant et iconoclaste aurait-il pu supporter longtemps les inquisitions et mises à l'index du « pape du surréalisme », qui « mettait parfois sa toque de juge par dessus son képi, et faisait de la Morale ou de la critique d'art » (sic) ? Prévert fut l'un des signataires en 1930 du pamphlet Un cadavre, dont c'était là une citation, et que l'on peut lire partiellement dans l'exposition. Cette indépendance se retrouve dans ses collages : en amont il collecte minutieusement son imagerie chez les marchands de la rue Dauphine ou chez les bouquinistes, il accepte la patiente « discipline des ciseaux » (les « coupures de presse », il les a bien connues à 22 ans lors de son passage au Courrier de la presse), ensuite c'est une « libre » association d'idées, une intuition poétique vagabonde qui inspirent ses montages et collages. Bien entendu, le télescopage de réalités hétérogènes favorise aussi bien les dérapages de l'humour que les condensations oniriques... Fête nautique (non daté) fait danser et voler des Christ sans croix devant une fontaine au Louvre. Et, parce que Prévert est un promeneur parisien, nombre de collages représentent les images urbaines de son quotidien. Il est intéressant d'observer, dans le contexte de cette exposition, les similitudes de fonctionnement entre mode verbal et iconique : le calembour qui associe deux réalités (« De deux choses lune, l'autre c'est le soleil » - « Paroles ») et le collage qui agglutine deux images sans rapport patent mais aux liens latents (sens propre/sens figuré, analogies formelles, etc.). Le geste ludique du collage peut aussi balancer une charge subversive. Ainsi La machine à l'Ave (1970), collage dans lequel le pape Paul VI donne « l'Ave » devant une machine à « laver » où flottent des restes humains...
Ce passage des paroles à l'image/collage est dans l'exposition complété par une translation inverse : de l'image, plutôt ici des peintures ou même des sculptures, aux paroles. Dans cette deuxième partie, « Jacques Prévert au pays des peintres », on appréciera le nombre de collaborations artistiques par lesquelles des formes, des couleurs, des signes plastiques mettent en branle une parole poétique. Avec Picasso (quel admirable portrait de Prévert, tout simple et au crayon bleu, dessiné par Picasso !), Calder, Miro, Ernst, Braque, Chagall, dans un geste à la fois amical et poétique, Prévert glisse des images aux paroles, avec comme résultats des textes en résonnance et de superbes éditions d'ouvrages !... Mais on ne peut clore cette exposition au parfum nostalgique sans mentionner les Éphémérides : des pages d'agenda particulières, puisque sur ces grandes feuilles blanches Prévert inscrit le jour de la semaine, ses rendez-vous, et dessine de belles, larges fleurs colorées. Encore un lien précieux entre les mots et les images, qui s'unissent là pour aimer et chanter l'instant qui passe !
|