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[verso-hebdo]
26-09-2024
La chronique
de Gérard-Georges Lemaire
Méditations d'un bibliomane solitaire

Louis Sognot, Anne Bony, Editions du Regard, 240 p., 55 euro.

Louis Sognot (1892-1969) est l'un des grands designers français. Mais il n'est connu que d'une minorité de connaisseurs et d'amateurs. En revanche, un certain nombre de ses créations sont bien connues. Mais j'avoue que j'ignorai l'auteur de ces meubles qui sont entrés dans la sphère du design de notre pays. Cette très belle monographie vous permet de suivre la carrière de cet homme remarquable dans tous ses détails, avec une iconographie complète.
Après avoir été formé dans l'un des ateliers du faubourg Saint-Antoine, autrefois La Mecque de l'ébénisterie et de la fabrication des meubles, il a pris part à l'aventure de Primavera, atelier du magasin du Printemps fondé par René Guilleré en 1912. Il y est entré en 1920. Quelques années plus tard, ce fut l'un des grands centres de l'Art Déco.
Les autres grands magasins parisiens ont décidé de fonder leurs propres ateliers et cela a été une concurrence positive dans le domaine de l'ameublement et de la décoration de cette période. Dès ses débuts, il a exposé ses productions aux côtés de Robert Mallet-Stevens et de Francis Jourdain. Il a participé au Salon d'Automne de 1923 avec une « chambre d'homme ». C'est dire qu'il s'est fait assez vite une réputation dans ce milieu en dépit de son jeune âge.




Li Chevalier, I Hear the Water Dreaming, ouvrage collectif, bilingue français-italien, Editions in fine / Ministero della cultura/ Museo d'Arte Orientale, Venise, 216 p.

J'ai entendu dire (mais est-ce vrai ?) qu'il y aurait quarante millions d'artistes en Chine ! J'ai eu, comme vous sans doute comme vous, eu l'occasion de visiter beaucoup d'expositions d'art chinois contemporain sans me souvenir d'aucun des peintres et sculpteurs présentés ! Je ne connaissais pas Li Chevalier dont manque dans cet ouvrage une biographie en bonne et due forme. Son atelier est évoqué, mais nul ne dit où il se trouve ! Peu importe : seul compte l'oeuvre. J'ai tout de même commencé par lire son entretien, qui est très intéressant, mais où il ne va jamais au fond de sa pensée. Il ne suit pas la tradition à la lettre, mais ne la répudie pas.
La première caractéristique qui s'impose quand on découvre ses compositions est qu'elles sont toutes réalisées à l'encre. Ce procédé lui permet de dépeindre un univers de paysages presque irréels et qui tendent à l'abstraction. Une atmosphère chargée de mystère et de démesure de la nature est omniprésente. Ce jeu entre le noir et le blanc accentue cette impression dans ses grandes compositions. Il faut reconnaître que l'effet est saisissant. On a la sensation de découvrir un monde dont l'inquiétante étrangeté est déterminante. On ne saurait échapper à la puissance de ces vues qui métamorphose une conception ancienne et la rend à la limite de l'abstraction (mais l'artiste ne va pas jusqu'à basculer dans ce refus de la représentation).
En définitive, ses créations sont une série de topos imaginaires destinés à provoquer chez le spectateur une sensation d'étonnement et une profonde fascination. C'est une démarche qui sort des sentiers battus mais qui n'est en rien iconoclaste. Elle suppose que nous acceptons de prendre une certaine hauteur et de contempler des visions qui provoquent un grand étonnement et qui frappe l'esprit car, en dépit de ces extrapolations spéculaires distillent une beauté déconcertante.
C'est admirable. Espérons que cette exposition vénitienne puisse venir en France. Ce catalogue a le pouvoir de rendre ses grandes traductions intérieures du visible sont d'ores et déjà évidentes dans ces pages qui méritent d'être connues.




Le Corps de l'artiste, Andreas Bayer, Actes Sud, 302 p., 32 euro.

Cette longue étude a de quoi surprendre : elle s'interroge sur la dimension corporelle de l'artiste qui aurait été pendant longtemps niée. Il est vrai que les premiers écrits, à la fin de la Renaissance, sur les peintres et sculpteurs, comme les Vite de Giorgio Vasari, parmi bien d'autres puisqu'on voit apparaître des biographies, comme celle de Michel Ange, ne font jamais état de ce qu'a été l'engagement du corps dans leur exercice de créateur.
Cette perspective de recherche m'a un peu surpris car Michel Ange a écrit un poème célèbre où il décrit ses souffrances physiques quand il peint les fresques de la chapelle Sixtine. Il est vrai que l'apparence de l'artiste ne commence à vraiment compter qu'à partir du moment où ils réalisent des autoportraits, souvent traduits par la gravure à des fins promotionnelles, pour que les amateurs puissent se faire une idée de l'aspect de chacun d'eux.
On voit chez Madame Vigée-Lebrun le souci de se représenter alors qu'elle s'est surtout spécialisée dans l'art du portrait. L'auteur souligne avec insistance cette négation de ce corps qui est l'instrument de l'esprit qui les guide dans leurs entreprises. Mais il n'en est pas moins vrai qu'il existe un portrait de Giotto, considéré comme le fondateur de cette nouvelle orientation de la peinture. L'érudition de l'auteur n'est pas à être mise en cause -, elle est indubitable. Mais c'est la thèse qu'il avancé qui peut nous dérouter pssablement. Peut-être a-t-il été motivé par les pratiques plus récentes où le corps devient le sujet prédominent de l'activité artistique, de Pablo Picasso aux praticiens du Body Art. C'est là une exploration historique qui n'est pas dépourvue d'intérêt, mais qui repose sur des fondements qui ne correspond pas aux conceptions de l'époque qu'il a privilégiée : en effet, les artistes commencent à se battre pour qu'ils soient reconnues au même niveau que les poètes.
Il faut attendre le XVIIe siècle pour qu'ils puissent être considérés non plus comme des artisans (mis à part certaines figures de génies) avec la création de l'académie des beaux-arts en France puis dans la majorité des pays européens. En somme, ce livre peut nous apprendre beaucoup de chose sur la nature de la figure des peintres et des sculpteurs, mais laisse dubitatif sur l'objet de la recherche.




Tarentule, Eduardo Halfon, traduit de l'espagnol (Guatemala) par David Fauquemberg, Quai Voltaire, 208 p., 17, 50 euro.

Cet auteur ne nous est inconnu : plusieurs de ses ouvrages ont été traduits dans notre langue. Dans ce roman, il nous raconte l'histoire d'une famille juive qui a résolu de quitter le Guatemala à cause de la situation politique problématique et dangereuse. Les parents et leurs deux fils vont donc émigrer aux Etats-Unis. On comprend que le père est sévère et a une conception orthodoxe de la religion.
Un beau jour de 1984, il prend la décision d'envoyer ses deux garçons de treize et douze ans dans un camp juif nommé Mahané. Le narrateur, Samuel, qui est l'aîné, n'est guère enchanté par cette perspective, mais il doit se soumettre. Le voici donc confronté à une situation nouvelle qui l'inquiète malgré l'accueil bienveillant de Samuel Blum, le responsable de cette colonie de vacances située dans une région assez isolée. Ce camp se révèle plutôt un centre d'entraînement avec des règles très rigides et même violente. Ce qui est curieux dans cet ouvrage est que le récit de cet épisode estival est entrecoupé par des réminiscences de séjours à Paris et d'une relation assez étrange avec une certaine Regina.
Mais chaque fois il revient à l'époque de cette expérience plutôt déroutante pour un jeune garçon. Des soldats apparaissent et obligent les enfants à des exercices plutôt difficiles. S'ils ne les exécutent pas bien, ils sont soumis à des mauvais traitements humiliants et à un entraînement violent.
Ce qui surprend dans cette fiction, c'est qui s'il est écrit d'une manière plutôt classique, les chapitres s'emboîtent les uns dans les autres comme les éléments d'une poupée russe et fait du jeu de la mémoire une sorte de jeu temporel. C'est assez prenant et tout à fait dans l'optique de cette littérature latino-américaine qui se caractérise par une tendance au baroquisme.




Ce que doit la philosophie aux femmes, sous la direction de Laurence Hansen-Love & Laurence Devillairs, Robert Lafffont, 496 p., 22, 50 euro.

Il y a quelque temps, dans cette même chronique, je m'étais étonné de la multiplication exponentielle des ouvrages consacrées aux femmes artistes, qui auraient été écartées, sinon occultées, da l'histoire de l'art. Voici maintenant que le même phénomène se reproduit dans le domaine de la philosophie. Il est vrai que jusq'au siècle dernier, le philosopos était surtout une figure masculine.
Quand on lit l'introduction de d'Isabelle Koch à propos de l'antiquité classique qu'on a pu dénombrer une petite vingtaine de femmes ayant pris part aux débats des penseurs de la Grèce et de la Rome de cette période. Il y a déjà une absence de textes et aussi que ces figures féminines ont été en majorité des néo-pythagoriciennes. Tous ces noms démontrent sans doute qu'elles ont pris part aux discussions intellectuelles, mais sans qu'on sache vraiment dans quelle mesure.
Par exemple, le nom d'Aspasie de Millet ne peut être reliée à une oeuvre de quelque nature que ce soit. L'auteur fait référence aux considérations sur cette discipline, se demandant ce qu'elle sous-entend. Mais cela ne donne aucune réponse. Il est probable que des femmes très cultivées et compétentes aient pu la pratiquer avec talent et discernement. Mais cela ne va pas. Quelques bribes d'informations historiques attestent du rôle de certaines d'entre elles. Soit. Il faut aller en Inde ou en Chine pour trouver des personnages mieux documentés et qui demeurent cependant demeurant des cas rares.
Au XVIIe siècle, avec Fénelon et Descartes, commence à se poser la question des femmes savantes, déjà des « précieuses ridicules », donc dans un sens négatif. Marie de Gournay s'est alors insurgée contre cette situation discriminatoire. Sous la plume de Camille de Villeneuve, on revient en arrière dans le temps et on fait connaissance des femmes mystiques. Hildegarde de Binden n'est pas une inconnue à nos yeux. Catherine de Sienne est aussi parvenue jusqu'à nous ainsi qu'Angèle de Foligno. Elles ont existé et leur vie est bien documentée.
Au cours du Moyen Âge, il y eut des femmes qui se sont caractérisées par leur relation à la pensée. Je ne citerai que Dhuada, auteur de Manuel pour mon fils et sainte Aldegonde de Maubeuge. Au début de la Renaissance, Christine de Pisan a imposé une personnalité exceptionnelle. La connaissance et l'aspiration mystique les définissent souvent. Par la suite, Marie de Gournay a été la responsable de l'édition des Essais de Montaigne (qu'elle a connu) qui ont paru en 1595. Elle a été l'auteur d'Egalité des hommes et des femmes en 1622. C'est là le début d'une réflexion sur le thème des genres qui va se poursuivre avec Gabrielle Suchon, auteur d'un Traité de la morale et de la politique, Elisabeth de Bohême, qui a entretenu une correspondance suivie avec Descartes, Mary Wolstonecraft, qui a écrit un vibrant plaidoyer en faveur de l'émancipation des femmes et Olympe de Gouge, auteur d'une déclaration des droits de la femme, morte sur l'échafaud en 1793 pour avoir écrit un pamphlet contre Robespierre.
Cette partie de l'ouvrage est sans aucun doute la plus passionnante car elle montre comment des visions égalitaires ont pu faire leur chemin pendant deux siècles. Au XIXe siècle, Madame de Staël, en opposition avec Napoléon I, entre dans ce panthéon. Mais ce siècle a d'abord celui des femmes de lettres, principalement en Grande-Bretagne.
Mais c'est au XXe siècle qu'on rencontre de grandes philosophes conne Hannah Arendt ou Simone Weil. On a aussi reconnu Simone de Beauvoir comme l'une d'elles. Je laisserai de côté les figures plus récentes, car elles semblent poser différents problèmes. Au fond, c'est le désir des concepteurs de cet ouvrage de faire entrer à tout prix les femmes dans la sphère philosophique. Thérèse d'Avila, pour ne choisir qu'elle, a été une personnalité d'exception dans la pensée chrétienne avec ses livres qui pourraient être qualifier de roman théologiques et mystiques. Mais cela ne fait pas d'elle une philosophe dans le sens classique du terme. En tout cas, ce gros volume est riche d'informations, mais aussi de préjugés rétrospectifs plutôt gênants. On y découvre néanmoins des dames qui ont joué un rôle déterminant dans la culture occidentale.
Gérard-Georges Lemaire
26-09-2024
 

Verso n°136

L'artiste du mois : Marko Velk

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