La question que nous nous posons aujourdhui ne date pas dhier. Aristote déjà distinguait les arts du temps, cest-à-dire du récit, et les arts de lespace, quon appellerait aujourdhui les " arts plastiques ". Lunité des arts, résumée dans la formule de l " Art poétique " dHorace : " Ut pictura poesis " fut le mot dordre de lesthétique classique. La poésie y était à la fois opposée et comparée à limage : le récit devait emprunter à limage sa sensibilité, son pittoresque, sa couleur ; limage, de son côté, devait être lue comme un texte, et les peintures, jugées selon leur exactitude par rapport à la fable ou à lhistoire. Une nouvelle doctrine fut formulée en 1766 par le dramaturge et philosophe allemand Gotthold Ephraïm Lessing. Son livre, intitulé " Laocoon ou des frontières de la peinture et de la poésie " trace une ligne de partage entre arts plastiques et littérature, sur des bases naturelles : les premiers se déploient dans lespace, les autres se déroulent dans le tempse. La différence est par conséquent irréductible : autant chercher à mélanger lhuile et leau. De lanalyse de Lessing relève tout ce qui advint de nouveau en peinture, qui tendit à se distancier de la description, du narratif pour emprunter, sans réserve, les voies du réalisme visuel puis de labstraction.
Le livre de Lessing ne venait pas de nulle part : il sintégrait dans le courant didées des Lumières pour qui toute connaissance vient de la perception et non de lintellection, de lexpérience et non de la doctrine. Lessing écrivait dans la période fondatrice de lart moderne, celle-là qui vit naître le mot et la science de lEsthétique, les débuts dun marché libre de lart et même, avec lapparition de nouvelles techniques de reproduction, notamment en couleurs, une industrie de lart. Il nest pas indifférent de noter quà la même date (1765), un physicien irlandais, Patrice dArcy, signalait à lAcadémie des sciences ses observations sur le phénomène de la persistance rétinienne des images, posant là le premier jalon du cinéma.
A lépoque de Lessing, tout laissait croire que la division entre les arts de lespace et les arts du temps se superposait à celle entre les arts plastiques et la littérature, limage dun côté, le texte de lautre. Dun côté limage, globale, immédiate, immobile et muette, de lautre lécriture, conventionnelle, linéaire et langagière. Le théâtre, qui participe des deux, est nettement classé du côté de la poésie, car il ne fait aucun doute, alors, que le récit précède le spectacle. La représentation nest quun avatar du texte, comme lillustration nest quun faire valoir de lécrit. Et puis, la scène, avec ses personnages réels et malgré ses décors, est-elle bien une image ? Nest-elle pas plutôt, une réalité ? Mais quen est-il du cinéma et plus généralement, de limage animée ? Nul ne doute que limage animée est une image et quelle nest quune image. Et pourtant elle bouge. Voilà donc limage passée du côté des arts du temps. Faut-il considérer que le monde des images est divisé, de manière radicale, entre les images fixes et les images animées ? Où sarrête le texte aujourdhui, où commence limage ?
La reproduction sonore, à la fin du XIXe siècle, introduisit dabord une nouveauté essentielle par rapport au texte. Si le son peut se conserver, on ne peut plus opposer une communication immédiate généralement confiée à la parole, et une transmission à long terme, de génération à génération ou de pays à pays, généralement confiée à lécriture. Lidée de transmission liée fondamentalement à la parole, cest-à-dire à lenseignement individuel, à la famille, au groupe, obligeant aux rapports directs entre individus, et à léchange en temps réel, pouvait être médiatisée. On peut désormais communiquer avec la langue de loin et sur le long terme. Le magnétophone aurait sans doute séduit Homère et Socrate plus que le livre, et Platon naurait pas eu à maudire lécriture, cette mise à mort de la pensée. On connaît des peuples sans écriture, au fond de la forêt amazonienne, qui manient très bien la vidéo. Une seconde correction a été apportée à lopposition image / temps, avec linvention de limage animée. Elle se fit simultanément puisque dès 1894, le " kinetoscope " dEdison tentait denregistrer simultanément limage et le son. En acquérant le mouvement et le son, limage nest plus cet objet immobile et muet que connaissait Lessing.
A première vue, les images animées sont de même nature que les images fixes et reposent, comme elles, sur lanalogie. Le passage de lune à lautre fut progressive. La " chronophotographie " de Jules Marey apparaît rétrospectivement comme une préfiguration du cinéma, mais on peut aussi, comme la montré Monique Sicard, y voir non pas la tentative de mettre limage fixe en mouvement, mais darrêter les mouvement par limage fixe. Si lon considère que limage animée est toujours une succession rapide dimages fixes qui donnent lillusion du mouvement, on peut soutenir, comme Zénon dElée, que limage animée nexiste pas : seul le projecteur bouge. Les premiers films des frères Lumière sont dailleurs plus des images fixes qui durent quarante secondes que des films au sens actuelle du terme. En effet, la caméra des frères Lumière était fixe et le spectacle de ces plans animés en tire un charme supplémentaire de carte postale animée. En fait, le mouvement de limage filmique est double. Le sujet filmé bouge, et à son mouvement sajoute celui de la caméra. De même, larrêt sur image est devenu un procédé classique qui montre que le mouvement qui fait passer limage fixe à limage animée est réversible. Les récents appareils de photographie numérique peuvent aussi enregistrer une séquence brève qui retrouve lesthétique des films Lumière.
Limage animée na pas rompu avec le monde de limage. En revanche, dès linstant où le cinéma est devenu sonore, puis parlant, elle est entrée dans le monde du discours. La différence avec limage fixe est alors radicale, non pas que lune bouge et lautre pas, mais que lune parle et lautre reste muette. On pourrait se demander pourquoi, à lheure du caméscope, la photographie garde autant de valeur. Cest précisément son mutisme qui la sauve : la photographie est silencieuse et par là, échappe encore au langage. Elle garde un mystère que le film masque sous un flot de paroles ou de bruit. De là son " punctus " qui poignait Roland Barthes. Limage, même si elle est pétrie de langage, ny est point soumise et, dans cette mesure, ne cesse dêtre intéressante, voire parfois, inquiétante. Son silence la rend inépuisable. Le sens du discours est censé sépuiser lui-même. Celui de limage, non.
Le bibliothécaire que je suis connaît bien la différence considérable qui sépare limage fixe de limage animée. Limage fixe est largement demeurée enfermée dans le livre ou lalbum. Limage animée est un autre objet, qui ne se laisse pas saisir et dont on ne communique que la projection. Les enquêtes de la Bibliothèque publique dinformation ont largement analysé cette différence. Images fixes et animées diffèrent dans le choix des sujets traités : objets dart, paysages, techniques, sciences naturelles pour lune, fiction, actualités et sciences humaines pour lautre. Elles diffèrent aussi par la composition de leurs publics, leurs motivations et leur comportement : limage immobile fixe le regard et le corps tout entier, ni à la même distance ni dans les mêmes postures que limage animée. La différence vient de ce que limage animée, pour lessentiel, sécoute. Le langage, exclu de limage fixe, revient au galop dans limage animée par un commentaire abondant. Gérard Blanchard avait coutume de dire : au cinéma, ce qui est important, cest le son. On peut être aveugle et cinéphile. Plus que le cinéma, la télévision nous administre, heure après heure, la preuve que le discours lemporte sur limage. Le commentaire y est continu, comme si limage nexistait que par lui (et, de fait, il soutient la continuité de limage animée), même lorsque limage (sportive par exemple) se suffit à elle-même. La télévision nest jamais aussi elle-même que dans les émissions où limage ne joue quun rôle subalterne, les " plateaux " et les jeux. Le héros de la télévision nest ni un acteur de théâtre ni un homme dimages, mais lanimateur ou le présentateur du journal télévisé.
Le panorama des arts dressé par Lessing, semblait harmonieux, comme un vaste paysage romantique avec ses champs pittoresques et ses vallées sonores. Le voilà sens dessus dessous : limage bouge et parle, lécriture saffiche et se met en scène. Limage animée sinscrit dans les arts du temps et du discours, et limage fixe reste du côté des arts plastiques où elle a annexé lécriture. Ce sont donc bien deux catégories dimages différentes, et cependant, de lune à lautre, toutes les formes intermédiaires existent, de larrêt sur image, qui immobilise le mouvement, jusquau travelling ou au dessin animé qui font bouger limmobile. Beaucoup doeuvres dart aujourdhui, et lessentiel des images composées sur écran jouent sur cette double dimension, et nous offrent un champ immense de création et de réflexion que ce colloque va nous permettre dexplorer. |