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Quelle preuve par l’image ? L’exemple du vidéo-arbitrage dans le football
Introduction par Dominique Sagot-Duvauroux
par Jacques Blocisziewski
Jacques Blociszewski Quelle preuve par l’image ? L’exemple du vidéo-arbitrage dans le football

Le psychanalyste Serge Tisseron décrit ainsi " l’implacable totalitarisme des choses vues " : " Toute image se donne pour être la vérité même. Et c’est pourquoi toute pensée qui veut échapper au risque de l’idéologie doit veiller à se donner des images opaques, floues ou contradictoires. Non pas pour dire que la vérité n’existe pas, mais pour signifier qu’elle reste toujours à découvrir et qu’aucune image ne peut la saisir ".

Une confiance irrationnelle en l’image
Ces phrases résonnent avec une redoutable justesse. Alors que les nouvelles techniques rendent l’image de plus en plus facilement manipulable, alors que la frontière entre réalité et fiction -dans l’information télévisée par exemple- est toujours plus incertaine, la tyrannie du " vu à la télé " sévit aujourd’hui partout et l’image passe désormais, paradoxalement, pour la référence, la preuve du réel. Cette véritable croyance dans son pouvoir entraîne une série d’effets pervers pour la réalité, sur laquelle elle agit en retour.
Aucune image n’est neutre, aucune ne saurait être totalement objective. C’est aussi ce qui fait le charme des images, voire leur fascination. Mais cela devrait nous inciter à la plus grande prudence sur leur utilisation en matière de preuve. Chacune d’elles est le résultat d’un choix, d’un angle de vue précis, qui montrent et mettent en valeur, mais aussi sélectionnent, transforment, occultent, mutilent. L’image n’existe que pour ce qu’elle est, et cela peut être beaucoup. Mais elle n’est la preuve certaine de rien.

Le football télévisé, formidable enjeu et laboratoire technologique
Le football télévisé illustre bien cette volonté contemporaine de faire la preuve par l’image. Le sport est avec le cinéma un des éléments de programme essentiels de la télévision de l’ère numérique. Il est aussi un laboratoire technologique où se devinent les futures évolutions de l’audiovisuel. Objet d’enjeux financiers gigantesques, de luttes féroces, le football exerce sur le public un incroyable pouvoir d’attraction, celui d’une sorte de drogue télévisuelle. Premier sport mondial, il fait rêver et conditionne des centaines de millions de gens.
C’est d’abord par le filtre -si puissant- de la télévision que nous le recevons, et le public physiquement présent dans les stades n’est plus qu’une petite minorité comparé aux foules immenses des téléspectateurs.
La réalisation télévisuelle d’un grand match de football atteint un niveau de sophistication inouï, avec de quinze à vingt caméras et les ressources du numérique (qui permet de remontrer à tout moment une action de jeu passée, au ralenti). Ce dispositif n’a plus rien à voir avec les trois modestes caméras -sans ralentis- des années cinquante ; et encore moins avec le regard du spectateur dans le stade, à la vision certes limitée, mais mobile et libre.
Dans la façon de filmer le football, Canal + a beaucoup innové, entraînant à sa suite les autres chaînes françaises. Le style " Canal " met l’accent sur l’émotion, les gros plans, l’environnement, le son… Un style souvent brillant, presque cinématographique, mais qui tend à nous faire perdre le fil de la continuité du match réel, et son -primordial- aspect collectif. De ce patchwork ressortent de très nombreux ralentis, aux qualités esthétiques incontestables, mais qui sont la source de bien des dérives. La multiplication des ralentis de fautes (tacles irréguliers, hors-jeu, etc.) est en effet à l’origine de l’idée du vidéo-arbitrage, qui vise à employer les images comme des éléments de preuve et d’assistance à l’arbitrage. Lors d’une action litigieuse, l’arbitre pourrait ainsi en visionner le ralenti avant de prendre sa décision.

Culte du " ralenti " et mythe du vidéo-arbitrage
Le vidéo-arbitrage est rejeté par la Fédération Internationale de Football, mais expérimenté -avec un médiocre bilan - au rugby : un juge-vidéo y est consulté par l’arbitre principal en cas de doute, pour vérifier si un essai a été marqué ou non. Sans cesse rabâché par les médias, réclamé un peu partout comme un progrès et une garantie de justice, le vidéo-arbitrage (et le faux débat qui l’entoure) déstabilise au contraire le football réel, les joueurs, et plus encore les arbitres.
Il faut ici préciser que d’autres styles de réalisation existent, comme celui de la BBC, qui, en ne proposant qu’un minimum de ralentis de fautes, font montre de sagesse et n’entretiennent pas de telles illusions dangereuses.
La technique peut bien sûr, dans certains cas, s’avérer précieuse. Ainsi la photo-finish d’une course, en athlétisme, permet-elle de désigner le vainqueur avec une quasi certitude. Mais les sports sont très différents les uns des autres et les caractéristiques du football ne se prêtent pas à l’utilisation de la vidéo comme contribution à l’arbitrage. Contrairement à la photo-finish, la vidéo interférerait avec le match, hacherait son déroulement, alors que le football vaut beaucoup par sa fluidité. Les contestations se multiplieraient, non plus sur les décisions de l’arbitre elles-mêmes, mais sur ses choix de faire appel -ou non- à la vidéo, l’interprétation des images, etc. L’autorité de l’arbitre serait vite remise en cause. Quant à la fiabilité de l’image, elle est largement sujette à caution : à chaque caméra sa vérité, à chaque angle de prise de vue sa version des faits. Et il se trouve bien souvent un pied, un corps pour masquer le bout de réel qui ferait sens… Quant au ralenti, il transforme la vraie temporalité du match, altère le mouvement, atténue ou exacerbe tel ou tel geste, peut nous tromper sur les intentions des joueurs.

Procès truqués et arbitres boucs émissaires
Les arbitres sont pourtant sans cesse " jugés ", sur la base d’éléments non probants, par des réalisateurs, commentateurs et téléspectateurs bardés de magnétoscopes, loin du réel et des décisions véritables, bien installés dans leurs cabines ou sur leurs sofas, comme face à un jeu vidéo. Les erreurs d’arbitrage sont constamment soulignées par l’œil de la télévision, qui fait fi de toute pédagogie, de tout souci d’équité.
Or les arbitres disposent de bien plus d’informations fiables que la machine, qui ne fait que rendre compte -imparfaitement- du visuel, alors que l’arbitre est, lui, en prise directe avec une réalité sonore, humaine, psychologique, d’une richesse et complexité très supérieures à la pseudo-vérité de l’écran vidéo. Il peut bien sûr se tromper à l’occasion. Mais il est parfaitement utopique de rêver d’un monde et d’un match sans erreurs, et ces incertitudes mêmes contribuent à l’étonnante dramaturgie du football.
Au nom d’une logique audiovisuelle perverse, les arbitres de football sont les victimes de nombreuses injustices, comme celle que dut subir pendant la Coupe du monde 1998 l’arbitre américain E.Baharmast : lors d’un Brésil-Norvège, il vit une faute que dix-sept caméras de direct (un des plus gros dispositifs de télévision sportive qui soit !) ne surent pas voir. Le penalty qu’il siffla à juste titre lui valut un scandaleux lynchage médiatique, avant que finalement, au vu d’autres images, filmées sous un autre angle, on ne lui donne raison !! Et d’autres arbitres ont été bien près d’être traînés devant les tribunaux, pour une erreur supposée, par les actionnaires d’un grand club. De ces abus ou injustices-là, commis au nom des images, on ne parle guère…

L’abus de pouvoir de la télévision
Ces " pièces à conviction " si hasardeuses sont fournies… par la télévision. Elle s’érige sans le moindre état d’âme en juge et arbitre des matches qu’elle retransmet, se substituant de facto aux autorités du football. Ainsi le spectacle du match de football est-il transformé en sport-procès, où le téléspectateur se trouve impliqué dans un processus sans fond de vérification et de condamnation.
D’un côté la télévision absorbe le football et ses clubs (ainsi Canal +, propriétaire du Paris-Saint-Germain), de l’autre le fossé entre le réel et le télévisuel se creuse toujours davantage ; les deux mondes répondent à des logiques très différentes, entre lesquelles le football, trop dépendant de la télévision, est écartelé. Dès lors, si le vidéo-arbitrage devait -en dépit du bon sens- être mis en place, seul un système indépendant des chaînes, très coûteux, pourrait offrir un minimum de garanties. Qui le financerait ?
Une partie de la presse écrite s’aligne sur la télévision et on voit ainsi L’Equipe reproduire des captures d’écrans, minuscules photos floues tirées de matches télévisés, sur lesquelles on ne voit rien, et censées malgré tout " prouver "…

Vers une barbarie audiovisuelle ?
La faiblesse de la réflexion de la télévision sur les conséquences de ce qu’elle inflige au football pourrait lui coûter cher, et lui faire tuer la poule aux œufs d’or.
Le vidéo-arbitrage reflète par ailleurs une inquiétante idéologie de la technique et de la vidéo-surveillance. Il n’a rien à voir avec la recherche de la vérité ou de la justice, exprime la logique de pouvoir de la télévision et la crise actuelle de la médiation : seul l’œil de la caméra fait foi.
Bien au-delà du football, de tels errements sont préoccupants pour notre liberté. Dans le 1984 d’Orwell (chaque jour plus pertinent), l’audiovisuel tient une place centrale dans l’oppression, avec ses télécrans, ses Deux minutes de la haine. Aujourd’hui la vidéo peut déjà être utilisée comme moyen de preuve dans les tribunaux. L’absence de vraie éducation à l’image et d’une réflexion spécifique sur ces questions pourraient faire glisser la justice de demain vers de terribles pratiques.
Terminons avec S.Tisseron, qui a ouvert ce texte : " tout se passe comme si la pensée se coinçait dans l’image ". A nous de savoir le prix que nous sommes prêts à payer pour cet aveuglement.

Jacques Blociszewski
Responsable de recherche sur les nouvelles technologies, Paris ; ancien président des Rencontres internationales de Lure (1998-2001).
mis en ligne le 20/02/2002
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