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De la photographie argentique à la vidéo numérique : un itinéraire
De la photographie argentique à la vidéo numérique : un itinéraire
par Xavier Zimbardo
Avant de commencer cette présentation, je voudrais remercier ceux qui permettent à ce travail d’exister : Jean-François Camp et le laboratoire DUPON, Hélène Millara et la société Kodak, Pascal Briard et la société Canon, qui soutiennent avec beaucoup de générosité mon travail, et tout particulièrement la personnalité exceptionnelle de Guy Bourreau qui m’a fait confiance alors que j’étais encore quasiment inconnu et qui soutient mon travail sans faillir depuis bientôt une douzaine d’années, non seulement par des aides matérielles mais aussi par ses conseils précieux.

Il a en 1990 et 1991 largement financé ma recherche sur Les belles disparues qui a donné lieu à plusieurs expositions et à un livre aux Editions Natives en 1996. Les Editions Rizzoli de New York ont publié en novembre dernier INDIA HOLY SONG, (Le Chant Sacré de l’Inde), aboutissement de nombreux reportages en Inde de 1982 à 1998. Rizzoli publie également ce mois-ci mon travail sur le Mont Athos, Les Moines de Poussière, sous le titre monks of dust — The holy men of mont Athos. Le même éditeur m’a par ailleurs commandé trois autres ouvrages à paraître en 2002 et 2003, respectivement sur le Maroc, sur Cuba, et sur les Araignées et leurs toiles. Une série d’expositions de mon travail doit tourner aux Etats-Unis dans les années à venir, mais dès la fin de cette année, grâce à une initiative d’Anne Sanciaud, et à la bienveillance de Laure Beaumont-Maillet, la BNF présentera une rétrospective de ma recherche au cours de ces vingt dernières années.

J’ai eu la chance de naître et de grandir dans ce que l’on appelle une banlieue défavorisée, dans les HLM de Sarcelles. Ou plutôt j’ai appris à transformer toute épreuve en une chance, en tirant de la traversée de chaque passage le meilleur de ce qu’il me permettait de vivre et de ressentir dans le présent, mais aussi de connaître, de mieux comprendre et de créer. Ainsi j’ai eu la "chance " de ne pas pouvoir me payer une école de photographie ni même d’en avoir l’idée ou le rêve. Cela ne faisait pas partie de notre monde. Je suis venu à la photographie à l’âge de vingt-sept ans en l’apprenant par moi-même. Celui que j’appelle mon maître, Guy Bernard, que je respecte, que j’admire et que je remercie, habitait dans un immeuble voisin. Il a nourri en moi les rudiments essentiels qui demeurent aujourd’hui la base de toute ma recherche : la technique comme outil et non comme servitude, l’exigence et la persévérance, la liberté absolue de création, la curiosité, l’ouverture, et surtout le partage d’une passion avec ce père de rencontre et d’adoption.

Je dis que c’était une chance non pas par boutade ou par mépris du travail des enseignants, mais parce que, pour moi, chaque apprentissage était une expérimentation, et chaque expérimentation était un apprentissage. J’ai toujours procédé de cette manière et je continue encore aujourd’hui avec le numérique ou la vidéo de procéder de la même façon. Je me lance dans l’action et dans la réalisation avec ce que je connais, et puis j’apprends au fur et à mesure. Mais d’abord, j’aime jouir du plaisir de créer. Je suis très professionnel, mais je garde la foi et la joie d’un véritable amateur, parce que je ne fais et ne veux faire que ce qui me plaît. Plus encore qu’un amateur, je suis un amoureux de la vie et de l’art, quel que soit le moyen de son expression, photographique ou autre. De cet itinéraire, mon œuvre y a peut-être parfois perdu en rigueur, mais elle y a gagné en fraîcheur, en spontanéité et en fantaisie. En les conservant toujours intactes.

J’ai aussi beaucoup appris en me nourrissant des œuvres de tant d’autres artistes dans les livres, les musées, les expos, les rencontres. Et sans cesse j’ai posé sur mon travail un regard critique et sévère, porté par la recherche et le doute, comme y invite Jean-Claude Lemagny qui fut mon autre maître et à qui vous pourrez dire de ma part que, lui aussi, je le respecte, je l’admire et le remercie. J’ai gardé de nombreuses lacunes, je suis à peu près incapable d’utiliser les artifices sophistiqués d’un studio, mais en fait c’est sans doute parce que cette partie-là ne m’intéresse pas. Le jour où cela m’intéressera ou me sera nécessaire pour créer une œuvre spécifique, je m’y mettrai de toutes mes forces. Cette manière d’avancer m’a fait commettre de nombreuses erreurs, mais ces erreurs sont souvent devenues la source de ma réflexion, car elles apportaient avec elles l’inattendu, l’imprévu. Au point que j’en suis venu à cultiver l’erreur, à la susciter presque, à lui souhaiter la bienvenue. Car cela me permettait d’éprouver et d’observer des choses parfois extrêmement étonnantes, et même bouleversantes.

Moi qui, pour des raisons personnelles douloureuses, avais grandi dans la peur de l’abandon et l’angoisse du manque, j’ai peu à peu appris à faire confiance, toute confiance aux généreuses vertus de ce que nous convenons de nommer le hasard. Ici, je me permettrai de conseiller à ceux que cela pourrait intéresser la lecture de deux ouvrages qui me semblent fondamentaux et qui ont, a posteriori, éclairer pour moi le sens du chemin parcouru : le célèbre ouvrage d’Herrigel, déjà recommandé par Cartier-Bresson : " Le zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc ", et celui de Durckheim " Pratique de la voie intérieure - Le quotidien comme exercice ". Oui, après avoir travaillé avec ardeur à acquérir la maîtrise la plus grande, à dominer le cadrage, les différents champs et plans, la mise en forme, etc., de plus en plus j’ai appris à m’en remettre au "hasard" avec amour et avec toute la confiance qu’implique le mot amour quand il est vrai.

Si je peux décrire ou dire l'œuvre avant de la réaliser, si je peux la concevoir ou l’imaginer avant de la mettre au monde, cela ne m’intéresse plus de la photographier. (…) Pour qu’elle soit forte et mérite ce nom, il faut que l’œuvre soit au-delà du concept, de l’idée, de leur expression par la parole, et de la pensée même. Elle doit être quelque chose de plus subtil encore, en permettant l’approche de cette Présence Invisible infiniment autre et, cependant, irrésistiblement proche et intime, "ce centre unique et secret qui est au cœur de tout poète et qui, inexplicable lui-même, l’explique tout entier. " (René HUIGHE)

Mes photographies doivent être une surprise au moment de leur invention ou de leur découverte, et elles doivent demeurer une surprise et une énigme sans solution. Dans leur puissance d’évocation, elles sont leur propre solution par ce fait simple et merveilleux qu’elles demeurent une question. Elles me permettent ainsi d’approcher, dans un mélange de trouble et de sérénité, le grand mystère du monde et de la vie. Elles participent de ce mystère sans vouloir l’illustrer, et au travers d’elles je ne cherche pas à communiquer un message, mais je tente de tout mon cœur le partage d’une émotion.

Mon seul but est que chaque souffle de ma vie soit inspiré par la poésie et imprégné de sa saveur unique. Nous disposons aujourd’hui de moyens de plus en plus sophistiqués, complexes et efficaces pour avancer dans notre création. Et c’est tant mieux. Trop de moyens ne sauraient nuire. Mais ne l’oublions pas : Comme l’écrivait si bien Joubert, "la poésie construit avec peu de matière, avec des feuilles, avec des grains de sable, avec de l’air, avec des riens. "

Avant d’en venir à la projection, je voudrais vous transmettre un texte que j’avais écrit simplement pour moi-même l’an dernier, le 20 octobre 2000, environ un mois après la prise de vues des rushes qui ont permis de concevoir ce film :

Ce que j’aime dans ce travail vidéo, c’est d’abord qu’il me permet de regarder le monde d’une manière dont je ne pourrais pas le voir sans cet instrument. La médiation de celui-ci apporte une puissance extraordinaire à ma curiosité, à ma soif de sensations visuelles fortes, intenses. Elle multiplie mon vertige et ma surprise devant l’infinie variété du monde, elle m’offre des surprises saisissantes, me propulse au cœur d’émotions nouvelles, inespérées, terriblement excitantes.

J’insiste sur les premiers mots : "Ce que j’aime". Je ne me conçois pas en artiste créant sans éprouver cet amour de ce que je suis en train de faire. Avec toute la force imprévisible de l'Amour, cette marée montante, irrésistible, qui submerge l’être et l’élève. Epopée rimbaldienne assurément. Le Bateau Ivre. Je m'amuse et je cherche avec autant d’innocence, d'imagination et de passion qu'un enfant. Je m'amuse avec autant de sérieux et de gravité qu'un enfant. Avec autant de plaisir et de légèreté qu'un enfant. Et je veux que mon jeu me fascine et m’hypnotise, qu'il me renverse.

C'est pourquoi je me garde bien de rien prévoir. Ou plutôt je prévois le moins possible. Surprise. Je cherche, espère la surprise. J'entre en transe, peut-être. J'attire soudain une extraordinaire concentration. Je suis alors aussi absent que présent. Mais en toute volupté. Ma différence avec un enfant est la traversée de nombreuses expériences, et donc un plus haut degré d'exigence dans ce qui va me satisfaire, m’extasier, me faire jouir, me ravir. Sans doute aussi plus de persévérance, le souci d'aller plus loin, encore plus loin dans cette aventure de mon regard. Et enfin, le désir de transmettre et de partager cet enthousiasme, ce rêve traversé.

On retrouve ceci comme constante, je crois, dans l'intégralité de mon travail. En reportage, cette tentative de faire entrer dans mes images une quantité de gens incroyable et qui se tiennent là, à une place si précise qu'il semble impossible que l'image ne soit pas le résultat d'un miracle. Tensions entre chaos et harmonie : dans les paysages Des Coquelicots pour Caroline, l’utilisation de poses longues avec l’appareil mi-figé mi-bougé, avec cette apparition dans l'image d'une épaisseur, d'une vibration, d'une aspiration, d’une respiration des formes ; dans Les Belles Disparues et Les Moines de Poussière, l'utilisation de l'approche macrophotographique pour découvrir la métamorphose des formes au cours de leur dégradation et, dans leur mort, contempler le surgissement d'une nouvelle vie de leur beauté ; dans les Araignées, la pulvérisation des couleurs et le ballet de la lumière font naître dans les perles d'eau rayonnant sur les toiles des buissons d'étoiles multicolores.

Avec la vidéo sur les bambous, je n'ai fait que renouer avec mes violentes projections de l'appareil vers les paysages de la série Des Coquelicots pour Caroline. Sauf que là, bonheur en plus, j'ai pu éprouver dès la prise de vue de bouleversantes émotions visuelles, et même physiques, puisque tout mon corps était alors parcouru d'un bonheur indicible. L'outil vidéo et l’outil numérique, c'est-à-dire des machines, me permettent d'être plus que jamais ce que chacun et tout artiste souhaitent être : un être humain palpitant de désir, de surprises, d’émotions et de découvertes. Un explorateur du vivant. Un porteur d'espoir. Il ne faut pas craindre le flot des nouvelles technologies. C'est notre Nouveau Monde à nous, et il offre de vastes horizons à notre liberté créatrice.
Xavier Zimbardo
mis en ligne le 20/02/2002
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