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[verso-hebdo]
30-06-2022
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La chronique de Gérard-Georges Lemaire |
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Chronique d'un bibliomane mélancolique |
Alexander Henderson, art et nature, sous la direction de Suzanne sauvage & d'Hélène Sansom, Editions Hazan / musée McCord, Canada, 224 p., 45 euro.
C'est une révélation : l'oeuvre photographique d'Alexander Henderson (1831-1913) ne m'était pas familière et, pour dire la vérité, elle m'était inconnue. Ce remarquable pionnier dans ce domaine qui s'affirma au long du XIXe siècle, né à Edinburg en 1831 et est mort à Montreal. Issu d'une famille aisée, il a fait ses études au Murcheston Academy et il a passé un an à Rugby en Grande-Bretagne. Il fait l'apprentissage de la technique photographique en 1857. Il est doué et il publie ses premiers paysages du Canada en 1865 (on en connaît que sept exemplaires). Le succès de cette publication le convainc d'ouvrir son propre studio de photographie. A la fin des années 1860, il commence à réaliser une série de vues de la ville de Montreal. Il aime surtout la représenter sous la neige. C'est chez lui une fascination pour le rude climat hivernal. On se rend vite compte qu'il est plus passionné par les paysages du Canada que par son urbanisme encore modeste.
Il s'intéresse d'abord à ses fleuves gelés, qui ont pris une allure presque fantastique. Il va toujours plus privilégier cette nature impressionnante, majestueuse et d'une beauté sauvage. Il ne renie pas pour autant les traces de la colonisation, mais elles demeurent toujours mineures à côté des montagnes, des forêts et des plaines immense (je pense par exemple, aux petits moulins qu'il a bien aimés. Plus tard, il sera le témoin des progrès de la modernité en s'attachant aux oeuvres d'art, surtout les ponts et les barrages. Le travail de l'homme devient aussi un de ses thèmes de prédilection, surtout au bord de ces vastes rivières. Au fond, il raconte cette conquête des hommes et des femmes qui ont voulu soumettre ces puissances de la nature, qui demeurent, malgré tous leurs efforts, d'une dimension presque mythique. Il n'a cessé de voyager entre l'Ontario et le Québec pour découvrir ce monde qui n'est plus à explorer mais qui reste encore à documenter.
Il en profite, au gré de ses périples, pour montrer les bateaux à vapeur et toutes ces nouveautés techniques apportés par les émigrants de l'Ancien Continent. On remarque chez lui le désir de restituer la poésie de ce monde et aussi de saluer le courage et la persévérance de ceux qui circule sur de minuscules embarcations en quête de fourrures. Il met en relief la constance et le courage de ces chasseurs solitaires ou de tous ceux qui, souvent solitaires, cherchent à gagner leur vie dans ces terres peu hospitalières. Il ne peut pas être décrit comme le chantre de cette prise de possession par les colons d'un territoire immense et n'en reconstruit pas la genèse. Il a tenu à exalter la magnificence de ces monts et de ces prairies, de ces fleuves et de ces forêts et à saisi au passage les efforts d'une humanité qui est venu y faire fortune. C'est absolument superbe et mérite d'être classé parmi les très grands travaux photographiques du dernier tiers du XIXe siècle. Il ne conçoit pas son aventure comme une aventure artistique, mais elle l'a été en partie car il a su capter la puissance de ce qu'il a pu voir et enregistrer.
Entre mémoire et oubli, collectif, « Réalités », L'Atelier contemporain, 216 p., 25 euro.
Ce volume rassemble différents essais où l'interrogation centrale est la relation que nous pouvons avoir avec l'histoire de l'art. Le premier essai, signé par Eric Surchère, s'intéresse à l'enseignement de cette histoire de l'art dont la physionomie a profondément changé. En se basant sur sa propre expérience, il constate que de nouveaux paramètres et des éléments jusque-là inconnus sont venus troubler les données d'une discipline qui était assez facile à exposer. Le mérite de ces pages est de poser avec clarté les difficultés qui sont apparues et aussi de mettre en relief les problématiques perturbantes qui sont désormais incontournables, comme la reproduction des oeuvres sur internet, les musées virtuels, etc. C'est une étude dont la pédagogie est efficace. Jean-Christophe Bailly montre comment l'esprit de la collection et donc de la constitution du champ esthétique ont été profondément modifiées. Il associe (curieusement)l'expansion des musées en France à l'affirmation d'un art conventionnel lié aux institutions.
Ses digressions l'amènent à parler des ateliers collectifs en Russie au début de l'ère révolutionnaire. Puis il en vient à une comparaison entre une oeuvre de Piero della Francesca (Le Songe de saint Constantin) et une autre de Carpaccio (Le Songe de saint Ursule). Il propose ensuite un chapitre sur les copies et les reproductions dont on ne voit pas trop la place dans son raisonnement labyrinthique. Marie-Laure Bernadac explique et défend la présence de l'art contemporain au musée du Louvre. Il est vrai qu'avant la création du musée du Luxembourg au début du XIXe siècle, cette collection royale puis nationale avec la Révolution et puis l'Empire, était composée des peintures et des sculptures qui y étaient intégrées au fil du temps. De nos jours, avec l'existence du musée d'Orsay, d'oeuvres qui ne vont que jusqu'au début du XIXe siècle. L'introduction de décors nouveaux est dans la logique de cette institution (je pense au plafond de Cy Twombly par exemple).
Quant aux expositions proprement dites, je ne peux m'empêcher de songer à la grande exposition de Jan Fabre au sein du département des pays du Nord. Les visiteurs ne comprenaient plus ce qu'ils devaient regarder : les tableaux de Franz Snyders, un des grands peintres du XVIIe siècle hollandais, ou les vitrines de l'artiste belge ! Ce mélange des genres a eu un effet désastreux et perturbant (j'ai passé du temps à observer les visiteurs). Ce sujet mériterait un ouvrage de confrontations C'est une des meilleures contributions car elle soulève un lièvre ! Et quel lièvre ! Une partie de ce recueil copieux et un peu ennuyeux est consacré à un artiste de notre temps, Camille Saint-Jacques, en sorte qu'on comprend difficilement quel est son objet. En définitive, ce volume me paraît bien bancal, entre le colloque et le regroupement désordonné d'essais sur des thèmes bien trop différenciés.
Un Noël avec Winston, Corinne Desarzen, Editions de la Baconnière, 168 p., 19 euro.
Il n'existe pas une seule et unique manière d'écrire une biographie. Il y a celle, classique et sérieuse, avec de longues et patientes recherches, comme ce que nous voyons paraître aux éditions Fayard, Et puis il y a celles qui sont des récits approximatifs et destinés à un public peu avisé, parfois avec de graves préjugés. On serait plus proche d'Alexandre Dumas, qui s'est beaucoup diverti avec la vérité historique (ce qui était son droit) que d'une étude crédible. Mais il y a aussi d'autres, qui peuvent être à la fois savantes et manifester un point de vue sur le personnage élu. Je prendrai comme exemple Stefan Zweig. Il a été un maître en la matière et a aussi été capable de toucher un large public par sa belle plume et la pénétration de son sujet. Bref, ce que nous conte l'auteur de Winston Churchill peut être un de ces cheminements hors des sentiers battus. Je dois reconnaître qu'elle s'y est assez bien pris.
Elle s'est attachée à des événements, des situations, même à de pures anecdotes pour nous brosser un portrait convaincant et révélateur de cet homme qui est entré dans l'histoire à l'instar de Charles De Gaulle pour son action pendant la dernière guerre. Il faut dire que sa carrière avait été mise mal en point à cause de l'hasardeuse entreprise du débarquement dans les Dardanelles, qui s'est soldée par une défaite mémorable. Elle ne nous révèle pas un autre Churchill, mais ce qui permet de se faire une idée de cette figure complexe, qui n'a pas été seulement un homme d'Etat et un chef de parti dans la tradition britannique, mais aussi un écrivain (il a même obtenu le prix Nobel pour son Histoire de la Seconde guerre mondiale) et un artiste peintre assez conformiste. Le style de Corinne Desarzens est assez plaisant et elle n'a pas manqué d'imagination pour camper son modèle dans toutes sortes de situations qui sont emblématiques de son parcours pour le moins singulier. Il est évident que cette dernière a réussi un pari qui n'était pas des plus évident. Elle parvenu à rédiger un ouvrage plaisant et même divertissant, tout en parvenant à brosser un portrait extrêmement vivace de Winston Churchill en utilisant mille point de vue qui créent sans cesse la surprise et l'étonnement.
Des souris et des hommes, John Steinbeck, préfacé et traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Agnès Désarthe, « Du monde entier », Gallimard, 142 p., 16 euro.
C'est une maladie toute française de retraduire les grandes oeuvres de la littérature mondiale. Franz Kafka, Fédor Dostoïevski, Miguel de Cervantes sont déjà passés par là parmi tant d'autres, avec des résultats divers et souvent décevants. Je n'éprouve pas l'envie de discuter de cette question qui a le don de m'agacer. J'aurais aussi préféré quelques pages sur ce livre qui est l'un des plus connus de Steinbeck, conçu d'abord comme une pièce et publié en 1957 (un film en a été bientôt tiré à Hollywood), qui a reçu, rappelons-le, le prix Nobel de littérature en 1962. En le relisant, je me rends compte de la construction un peu cinématographique de l'entrée en matière : un paysage dont on se rapproche, des figures qui apparaissent - deux hommes, Lennie Small et George Milton. Me surprend aussi la vivacité des dialogues qui nous permet de saisir la situation de ces deux personnages. Ils voyagent pour aller travailler dans un nouveau ranch. On découvre bientôt les lieux. Le premier contact avec leur nouveau patron est assez rude. Ces deux ouvriers agricoles s'intègrent tant bien que mal à ce groupe de travailleurs Ils sont confrontés à leurs préjugés et à leur vision étroite et fruste du monde Tout va finir par tourner autour des fantasmes générés par quelques rares présences féminines au coeur de ce groupe essentiellement masculin.
Bien que leur éducation soir médiocre, leurs sentiments se révèlent complexes et la rapidité de la narration ne fait qu'accentuer ce contraste entre des esprits simples et leur imaginaire bizarre et non sans perversion et mêlant ingénuité et malignité. Cette représentation des années sombres de la Dépression en Amérique a pour elle ce caractère saisissant du récit qui se déroule de manière inexorable et sans détours. Si la prose de Steinbeck n'a rien d'expérimental (tout le contraire de Dos Passos), il ne s'en avère pas moins efficace. Ce livre a sans doute un peu vieilli, mais il a conservé toute sa suggestivité.
La Découverte de l'amour et du passé simple I Simon, Gil Ben Aych, Editions du Canoë, 306 p., 18 euro.
La Découverte de l'amour et du passé simple II Simon et Bärble, Editions du Canoë, 318 p., 18 euro.
Ce n'est pas banal : voici une oeuvre magistrale écrite par un auteur qui m'était jusqu'à présent inconnu. Et pourtant ce natif de Tlemcen (Algérie) en 1948, qui a travaillé surtout dans le domaine de l'enseignement, a déjà publié une oeuvre qui n'est pas mince, qui comprend, entre autres, Pessah et des livres pour la jeunesse. Dans cette oeuvre traitée comme un roman, il s'agit avant tout d'une autobiographie où le narrateur est aussi l'auteur (de son propre aveu). Ce qui est frappant ici, c'est que nous sommes devant une sorte de tour de force où Gil Ben Aych est parvenu à être le sujet exclusif de son récit, mais sans tomber dans le travers de mémoires relatées selon un ordre chronologique. Il traite les divers aspects de son existence, et commente en détail le sens de son nom, et aussi le fait qu'il se fait aussi appeler Simon. Tout commence en effet par une réflexion très poussée sur son nom, qui est le signe tangible de ses origines algériennes. Sa scolarité au collège de Champigny est une suite de portraits de ses enseignants. Il débute avec son préféré, le professeur de français, qui se nomme Kérouac, puis les autres, qui font l'objet à chaque fois d'une description détaillée.
Puis viennent les divertissements, d'abord le cinéma (il se remémore surtout des actualités, des événements qu'on peut voir sur grand écran et aussi les spectacles, souvent pitoyables qui se déroulent pendant l'entracte, et puis la télévision qui envahit peu à peu les appartements de tout un chacun et qui modifie profondément la société pendant les années soixante. Après quoi, il décrit un certain nombre de ses compagnons de classe (dont un Italien, Di Costanzo). Il parle ensuite des enfants de sa famille. Il passe ensuite à différents locataires de son immeuble et puis aux commerçant du quartier (le boucher, la boulangère, en premier lieu). Il passe ensuite en revue ce qui compose sa demeure, avec des prédilections pour certaines choses, comme, par exemple, une table Il est temps à ce point pur lui d'évoquer sa famille par le menu. Au fond, il n'y aurait rien d'original dans cet inventaire. Et pourtant il a su rendre extrêmement vivant son univers qui n'a rien d'extraordinaire quand on y pense, mais qui, sous sa plume, se change en quelque chose d'une incroyable richesse. Il faut admirer sa capacité de transformer un petit monde vernaculaire qui ressemblerait à n'importe quel autre (à cette différence près que ses origines juives comptent pour beaucoup pour marquer une césure avec son entourage quotidien, même s'il n'est pas pratiquant).
Dans le second volume, nous retrouvons le narrateur devenu un tout jeune homme. Il s'emploie de développer sa vision du cercle de famille, qu'il voit avec un oeil neuf. Comme dans un gigantesque puzzle, tout ce petit monde qui fait partie de son petit monde trouve sa place et prend consistance sous nos yeux. Cette fois, les liens entre les uns et les autres sont beaucoup plus définis et exposés avec beaucoup de finesse. De cette façon, il nous fait découvrir diverses familles et leurs membres les plus intéressants, explique ce qui les différencie ou les éloigne les unes des autres. Il rencontre des jeunes filles sur sa route encore hésitante et surtout, il se trouve un maître pour le guider sur ce sentier, Bärble. Gil Ben (ou Simon) apprend à connaître ces êtres qui, pour beaucoup, sont comme lui des exilés. Et sa fréquentation du Centre Culturel Juif lui ouvre bien des horizons. On éprouve le sentiment, à mesure que nous avançons dans cette considérable moisson d'expériences, avec tous ces noms et tous ces destins, qu'il prend la mesure de sa posture en porte-à-faux dans cette communauté alambiquée, labyrinthique, vraiment pleine de contradictions et de bizarreries, avec toutes les opinions possibles et imaginables, qu'elles soient religieuses ou politiques. Il voyage, découvre l'Allemagne et découvre aussi les affres du travail salarié. En somme, il se hisse jusqu'aux sommets de ce que sera l'âge adulte. A force de nourrir ses histoires enchevêtrées, l'ouvrage prend rapidement la forme plus classique d'un roman. Et il fournit ainsi une matière très dense à ce qui se change en un voyage dans le temps qui s'est écoulé avec mille rencontres et mille découvertes. C'est vraiment étonnant car Gi Ben Aych a le pouvoir de transformer le plus banal en or.
Aron, présenté par Elisabeth Dutartre-Michaut, Editions de L'Herne, 272 p., 33 euro.
Quelle belle et judicieuse idée de consacrer un Cahier de L'Herne à Raymond Aron (1905-1983) ! Cet homme qui s'est partagé entre l'enseignement et le journalisme et qui a écrit une foule de livres passionnants (surtout de caractère politique), a fait ses études à l'Ecole Normale Supérieure de la rue d'Ulm et a eu pour compagnons de classe Jean-Paul Sartre et Paul Nizan. Il a d'ailleurs été après la guerre le grand rival de Sartre (les choses plus compliquées en réalité : il a collaboré aux Temps modernes jusqu'en 1947). Dans un de ses ouvrages les plus connus, L'Opium des intellectuels (1955). Mais il a aussi été un opposant à Charles De Gaulle, bien qu'il fut parmi les premiers à le rejoindre à Londres après l'odieux armistice de 1940. Mais il a démissionné de son gouvernement en janvier 1947. Il a contribué à la revue France Libre pendant sa période d'exil en Angleterre. A son retour en France il se consacre, en plus de l'enseignement (d'abord de la sociologie à l'université de Bordeaux).
Il a longtemps écrit pour l'hebdomadaire L'Express et pour Le Figaro. Il a été à la tête de la revue Commentaires. Il a donné des cours au Collège de France et à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes (entre autres). Il a eu par conséquent une carrière brillante et il a joué un rôle notable pendant les décennies qui ont suivi la Libération, étant le chef de file d'une tendance contraire à celle d'une grande partie de l'intelligentsia française de l'époque. Mais il n'a jamais adopté des positions extrêmes. S'il a pu être qualifié d'homme de droite, il ne l'a été qu'avec beaucoup de modération. Ses réflexions ont eu l'heure de déplaire quand il les a professés et l'a injustement rangé dans le camp des réactionnaires. Les essais réunis dans ce volume montrent toutes les facettes de sa pensée, qui touche à de nombreux domaines, surtout la philosophie et la sociologie. Il faut aussi préciser que les deux textes inédits placés en tête de l'ouvrage, « Journaliste et professeur » (1959) et « Ma carrière » (1983) donne une idée très précise de son parcours existentiel et intellectuel.
Comme toujours, ils sont très limpides et composés avec une relative humilité. On peut ainsi découvrir un des personnages-clef de l'après-guerre dans notre pays et dont les recherches sont nombreuses et allant dans diverses directions. On n'a retenu au fond que le grand polémiste. Ce Cahier est absolument indispensable à qui veut comprendre et ce personnage hors du commun et l'histoire de la France entre les années quarante et les années quatre-vingt. Il mérite vraiment le détour (d'autant plus qu'il contient un certain nombre d'inédits d'Aron).
Borges ou les labyrinthes du verbe, Arnaud de Champris, préface de Pierre Brunel, « L'Orizzonte », L'Harmattan, 308 p., 27 euro.
Pierre Brunel le rappelle dans sa précieuse préface, cet ouvrage Arnaud de Champris (1958-2018) est la thèse qu'il a soutenue sur Borges en juin 1987. Ce travail est demeuré inédit jusqu'à ce jour. S'il a été revu et corrigé, son esprit n'a pas été modifié d'un iota. Il faut donc comprendre qu'il est sous-tendu surtout par la pensée du structuralisme, ce qui peut un peu surprendre aujourd'hui, car on est passé à bien autre chose. Les théories ont souvent une vie relativement brève. Mais ayant été dressé à toutes les disciplines en vogue quand j'ai fait ses études (linguistique, sémantique, sémiotique, sémiologie, et j'en passe !), je ne suis pas dépaysé dans cet univers qui a son jargon bien spécifique et ses références pas toujours évidentes. D'aucuns ont pu affirmer que la lecture de ces pages est âpre. Ce qui n'est pas tout à fait vrai.
L'auteur s'interroge dès la première ligne sur le caractère ludique de l'oeuvre de Jorge Luis Borges. C'est une excellente question. Il constate ensuite que son oeuvre reste énigmatique. L'un va avec l'autre. Je vous dispense des réflexions de l'auteur sur la méthode d'approche et sur le « métatexte » -, cela n'intéresse que les universitaires. Il résume ensuite les débuts à Buenos Aires et parle de ce terrible accident qui a failli lui coûter la vie en 1938. Ce n'est qu'après cette sérieuse épreuve qu'il est devenu l'écrivain que nous connaissons et que nous apprécions. Il distingue deux grands principes dans son oeuvre : le champ thématique et le champ référentiel. L'étude de ces deux champs est l'objet primordial de la recherche de l'auteur. Il examine avec minutie chaque élément de sa pérégrination littéraire, à commencer par les titres et en passant par tous ce qui constitue la matière de ses textes. Il en vient ensuite à traiter des différents éléments référentiels.
Je n'entrerai pas dans le détail de ces réflexions car la place me manque dans cette chronique. Mais il faut savoir que chacune de ses spéculations permet de pénétrer de plain-pied dans la très complexe et fine mécanique scripturale de l'auteur de Fictions. En effet, sa méthode d'analyse, aussi ingrate qu'elle puisse paraître à première vue, se révèle un moyen d'éclairer son projet sous un éclairage aussi nouveau qu'inattendu. Entre autres choses, il insiste sur la notion de « référent déclencheur », tel qu'il se manifeste, par exemple, dans La Bibliothèque de Babel. Grâce à sa façon d'observer les récits de Borges, nous sommes en condition d'apprécier le déroulement de sa pensée. Si l'on fait exception de ses écarts de langage découlant de sa démarche structuraliste, Champris nous offre une passionnante découverte d'une grande oeuvre, qui n'a pas vieilli d'un iota et qui fascine toujours.
Le Rabbin congelé, Steve Stern, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Mireille Vignol, Autrement, 544 p., 23 euro.
Ce roman est plutôt une curiosité dans le contexte de la littérature américaine d'aujourd'hui. Autant dans sa forme que dans son esprit. En premier lieu, ce roman touffu s'inscrit d'une certaine façon dans la tradition picaresque, mais sans jamais en reprendre les codes déjà célèbres. On a l'impression qu'il s'agit d'un grand nombre d'histoire qui s'enchevêtrent et qui sont reliées les unes aux autres par certaines figures ou certains repères. L'auteur qui a eu une sorte de vision de ce vieux rabbin pris dans la glace a imaginé qu'un jeune garçon, Bernie Karp, le découvre dans un congélateur à viande en 1999 et s'emploie à le ramener à la vie. Le vieil homme ressuscite et décide de fonder une Maison de Lumière où l'on peut retrouver les termes de la foi des hassidim d'autrefois en Pologne.
Et viennent se greffer des chapitres qui se déroulent du vivant de ce rabbin Ezéchiel quand un saint rabbin nommé Eliezer ben Zephyr, dit le Prodige de Bolbiez était le point focal de ces Juifs qui concevait la prière comme chant ou comme danse, soit entre les années 1889 et 1890 ou en 1907.
L'histoire ne déroule pas seulement dans la Pologne dominée par les tsars, mais un peu partout dans le monde occidental dans un chaos de récits extravagants, mêlant la satire et l'humour, le drame et la description des mille facettes du monde juif, avant un nombre impressionnant de figures étonnantes. Le jeune Karp serait en fait un descendant d'un certain Karpinski ayant vécu à l'époque du rabbin ! Il serait imprudent et de toute façon trop long, alambiqué et réducteur de vouloir résumer ces écheveaux narratifs, qui se déroulent sur ces deux plans temporels et aussi sur différents plans dont la judéité traditionnelle est le pivot. Il est indispensable de souligner que c'est un livre magnifique, savoureux, amusant et pourtant un peu sacrilège (mais sans la moindre cruauté), qui est aussi distrayant qu'instructif puisqu'il nous fait découvrir ce microcosme où ces hommes et ces femmes vivent entre deux réalités, celle pragmatique de l'histoire et celle fabuleuse de cette manière de concevoir la relation avec Celui qui n'a pas de nom et domine toutes leurs pensées et toutes leurs actions. C'est une pure merveille que je vous déconseille de rater.
Manifeste pour une post-photographie, Joan Fontcuberta, traduit de l'espagnol par Emilie Fernandez, Actes Sud, 64 p., 8 euro.
Le titre a tout pour intriguer, surtout depuis qu'on a inventé le concept flou par excellence de postmodernisme. L'auteur fait reposer sa réflexion sur la notion de fin de l'histoire (il l'attribue à Francis Fukuyama, lors d'une conférence à l'université de Chicago en février 1989 : elle a fait alors scandale - mais il y a eu bien d'autres théoriciens de la chose). L'auteur fait remarquer qu'entre autres événements importants de géopolitique, les frères Knoll ont inventé Photoshop, qui est un moyen révolutionnaire de modifier les images numériques. C'est vrai, mais le photomontage existe déjà depuis pas mal de temps. C'est sans doute là une avancée significative, mais qui ne retire pas toute sa spécificité à la photographie. Il fait ensuite état de l'invention de Sharp qui a permis l'introduction du premier téléphone portable au Japon en l'an 2000, avec appareil photographique et caméra. Suivent alors les réseaux sociaux. Et il a raison de dire qu'il s'agit d'une mutation fondamentale des valeurs fondamentales de nos sociétés « avancées ». Dès lors, nous sommes littéralement envahis par les images. Si l'auteur nous explique très bien ce qui est advenu avec l'apparition de l'Homo Photographicus, avec des rafales d'innovations technologiques, je comprends moins bien son Manifeste Postphotographique. Quoi qu'il en soit c'est une introduction percutante aux problèmes posés par ces nouveautés toujours plus rapides et spectaculaires.
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Gérard-Georges Lemaire 30-06-2022 |
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Verso n°136
L'artiste du mois : Marko Velk
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