On s'attendait à ce que la très intéressante exposition Matisse le tournant des années 30 du Musée de l'Orangerie (jusqu'au 20 mai 2023) soit inspirée par Cécile Debray, ancienne commissaire de la passionnante exposition Matisse, paires et séries au Centre Pompidou. C'est le cas, ce qui nous vaut un texte éclairant sur la question « Matisse/Picasso, retour du duo au temps des Cahiers d'Art ». Cécile Debray commence par rappeler que l'opposition entre Matisse et Picasso avait commencé dès que Gertrude Stein et son frère Léo avaient accroché ensemble le Nu bleu (Matisse, 1906) et le Nu à la serviette (Picasso, 1907) dans leur bientôt légendaire appartement de la rue de Fleurus. Cette opposition fut consacrée en 1918 par la galerie Paul Guillaume « Matisse-Picasso, évocation des deux faces de la peinture d'avant-garde ». Mais à ce moment, la Grande Guerre avait emporté le fauvisme et le cubisme. Dans les premières années 20, Picasso ne cesserait pas d'occuper le devant de la scène artistique alors que Matisse, pris de lassitude, ne peindrait guère que quelques odalisques.
La reprise du dialogue et de la compétition entre les deux monstres sacrés allait reprendre dans les années 30 grâce à la revue Cahiers d'art créée par Christian Zervos qui les admirait tous les deux. Au préalable, Matisse s'était réveillé en 1925 avec Figures décoratives sur fond ornemental qu'il montrait au Salon des Tuileries, mettant immédiatement Picasso en alerte et lui inspirant Femme assise en 1927 et Figure de profil en 1928. Matisse était parfaitement conscient des emprunts de Picasso. En prévision d'une visite annoncée, il retournait ses toiles en cours contre les murs, et il ne parlait à Picasso qu'en le vouvoyant : car il n'était à ses yeux qu'un « bandit embusqué ». En 1927-1930, ils retournent tous les deux à la sculpture et l'on constate que le Tiaré de Matisse (1930, Bronze, fonte à la cire inspirée à l'artiste par son voyage à Tahiti) présente de troublantes analogies avec la Tête de femme de Picasso l'année suivante (Bronze, fonte à la cire perdue) et ainsi de suite. L'historien de l'art Yve-Alain Bois a montré comment les Acrobates de Picasso en 1930 viennent tout droit des dessins préparatoires de Matisse en vue de la fresque commandée par Barnes pour le hall d'accueil de sa fondation à Melion près de Philadelphie.
Cécile Debray s'amuse à souligner comment, à l'époque, la critique n'a rien compris. A ses yeux, ce n'était pas Picasso qui volait des idées à Matisse, mais le contraire ! Au printemps 1936, après les expositions successives, galerie Paul Rosenberg des oeuvres récentes de Picasso (mars) et de Matisse (mai) Claude Roger-Marx, un des plus influents critiques du moment, ne voit pas le nouveau style abstrait de Matisse, mais il évoque l'influence dommageable de Picasso : « Pour traduire le malaise éprouvé devant la tératologie de Picasso, devant ses inventions maléfiques, j'ai parlé d'une atmosphère de crime. Et voici qu'on nous montre un nouvel attentat d'un artiste contre lui-même. Nous tolérions de Picasso, peintre spécifiquement espagnol, une attitude que nous avons peine à admettre d'un peintre français ». Dans cette période de tension après l'arrivée de Hitler au pouvoir, waldemar-George associe Picasso à une « névrose moderne, à une soif du mystère, à une obscure volonté d'évasion propre aux époques sans dieu » et définit Matisse « comme la fine fleur de la peinture française ». Les voici largement réconciliés par l'exposition de l'Orangerie avec une nuance : Matisse a été pillé par son « ami », jamais le contraire !
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