Quarante-cinq ans d'existence méritent un peu d'histoire... En 1979, sur les bases des Rencontres Internationales du Cinéma Direct « L'Homme regarde l'Homme », la BPI du Centre Pompidou créa le Cinéma du Réel et, jusque dans les années 2000 il resta sous-titré « Festival International de films ethnographiques et sociologiques » (des thèmes toujours là heureusement), et sa programmation culturaliste s'effectua alors sous l'égide de Jean Rouch. Puis, succès probant rencontré auprès du public, légitimation progressive du cinéma documentaire et/ou tendance à la pluridisciplinarité inhérente au Centre Pompidou, le Festival Cinéma du Réel s'ouvrit de plus en plus, et ce jusqu'à aujourd'hui, à une diversité de formes cinématographiques documentaristes, endossant les risques dissensuels de l'expérimentation avant-gardiste. Avec toujours ce concept récurrent et, sur l'affiche, rappelé en gros : RÉEL...
Or, même si le grand réalisateur thaïlandais Apichatpong Weerasethakul (au programme) peut prétendre que « dans les films, la réalité n'existe pas », prolongeant ainsi une réflexion philosophique, épistémologique ardue (cf. les travaux du physicien quantique Bernard d'Espagnat) sur le statut du réel, il n'en demeure pas moins vrai que, pour le cinéma documentaire, cet impossible réel continue à rester un pôle, un enjeu, un élément dialectique, un passionnant objet de saisie par des biais multiples. Peut-être parce qu'en face, la fiction (films, séries télé), le virtuel (jeux vidéo), la manipulation et la mystification (infox, truquages, fake news) prospèrent, jusqu'à légitimer la dangereuse notion de « post-vérité ».
Ce qui retient dans cette 45ème édition, outre la pluralité des pratiques documentaires bien entendu, c'est une interrogation sous-jacente sur l'appréhension subjective de la réalité, et plus précisément l'expérience d'un va-et-vient tendu entre l'intériorité et l'extériorité, dont une cinéaste comme Franssou Prenant par exemple (programmée en rétrospective dans la catégorie « Le monde, autre ») nous montre le saisissant « effet de réalité ». Dans L'escale de Guinée, les fragments hétérogènes de réalité africaine saisis en « caméra-stylo » doublent ici le flux mental, la parole continue et spontanée en voix off de Franssou Prenant, et recréent une expérience de la réalité que l'on pourrait qualifier mutatis mutandis de « joycienne ». Ni retrait objectivant de la cinéaste donc, ni commentaire documentant l'image... De manière différente, Maya Abdul- Malak (Un coeur perdu et autres rêves de Beyrouth), dans la catégorie « Compétition », fait se superposer quelques longs plans fixes d'une belle sensualité (la mer, les corps, le soleil couchant) évoquant un Beyrouth séduisant et, divergeant, une sombre litanie sur la perte, le deuil ou des évocations cauchemardesques renvoyant toutes aux guerres et catastrophes qu'a subies le Liban. Et sans doute notre expérience du réel confirmerait souvent, notons-le, cette divergence... Le documentariste Luke Fowler (« Compétition »), quant à lui, dans Being in a place : a portrait of Margaret Tait, pousse plus loin discordance et hétérogénéité avec ses images d'ambiances sans paroles, un travail autonome sur la bande-son, des textes dits, peu ou prou décalés, la composition d'ensemble visant au portrait subtil et complexe d'une réalisatrice écossaise disparue, tout à fait singulière et poétique... On est moins convaincu lorsque la parole du cinéaste, comme dans The Fuckee's hymn de Travis Wilkerson, si personnelle, émouvante soit-elle, accompagne seulement des images restreintes et de vagues évocations superposées. Ou lorsque parole absente, plan fixe et image limitée (une plage rocailleuse dans l'île de Gotland de nuit) risquent de lasser à la longue, comme dans Eventide de Sharon Lockhart. Quel réel mérite-t-il ce cinéma direct ? L'intime y trouve sa place : souplement filmé, habilement scénarisé (la présence de la caméra fait que les protagonistes jouent, mais on l'oublie vite) et même court, un documentaire permet de saisir de l'intérieur une situation psychologique délicate dans un contexte familial perturbé, et de susciter la sympathie, voire l'empathie du spectateur, ainsi que nous le prouve finement Lucie Demange avec Quitter Chouchou (section « Première fenêtre »). Bien entendu, le réel social, collectif reste une voie majeure d'un festival progressiste, puisqu'une riche section lui est consacrée, Front(s) populaire(s), cette année d'inspiration écologique. En doublant les images d'une réalité sociopolitique contemporaine (révolte d'ouvriers dans l'industrie textile) avec un commentaire historique évoquant une révolte historique d'ouvriers de la laine au 14ème siècle ( !), Agnès Perrais dans Ciompi nous montre combien la réalité se densifie lorsqu'elle se charge d'histoire. L'ouverture à un cinéma documentaire venu d'ailleurs reste également de mise dans cet excellent festival. Ainsi, l'atelier de formation au cinéma direct (« Les Ateliers Varan ») imaginé par Jean Rouch en 1978 ayant formé de nombreux cinéastes à travers le monde, Varan Vietnam nous présente cette année ses productions. Elles montrent les rapides transformations de ce pays, notamment dans les vingt dernières années.
Une part minime de la programmation festivalière a été abordée ici. Mais retenons ce souci, finalement éthique mais aussi ontologique, du réel et cette plurivocité stimulante pour s'en approcher.
|