Immédiatement la scène confère la séduction de jeux, plus ou moins porteurs de sens, d'imaginaires à des interactions qui sembleraient anodines dans la réalité... Entre la scène et les coulisses, entre la salle et la scène, dans la scène et tout son volume, il existe bien plus de jeux théâtraux qu'on le croit, même si les dispositifs scéniques conventionnels le plus souvent ne les sollicitent pas. Deux spectacles de qualité furent occasions de nous le rappeler.
Jusqu'au 9 avril au Lucernaire Je m'appelle Bashir Lazhar, un spectacle d'Evelyne de la Chenelière, dans une mise en scène de Thomas Coste. L'acteur (émouvant Thomas Drelon) est seul en scène. Mais il ne s'agit pas ici d'un soliloque ni d'un « one-man-show », puisque l'acteur dialogue en fait, soit avec des êtres invisibles, dont les réponses sont imaginées par nous en fonction des réactions de cet unique personnage (un instituteur remplaçant), soit avec la salle et les spectateurs (valant pour une classe de CM2 à laquelle il s'adresse). C'est un jeu théâtral intéressant dans lequel, à notre corps défendant, nous spectateurs jouons aussi le rôle d'êtres potentiellement hostiles ou réticents. Comme le dit l'auteure, « la concentration des regards du public sur l'interprète convie métaphoriquement l'idée que ce dernier est traqué, surveillé, scruté à tout moment ». Ce qui prend d'autant plus de sens que le personnage, comme son nom peut le suggérer, est un émigré. Traînant de surcroît un douloureux passé... Outre ce dispositif dramaturgique original, le spectacle est construit comme un puzzle dont les différentes pièces se mettent en place progressivement. Bashir Lazhar est un exilé en situation précaire qui tente une pédagogie originale en face de ses élèves d'une dizaine d'années. À la fois pour les éduquer et lui-même se réparer. Mais l'administration, la grande anonyme, la grande invisible - et pour le coup adéquate à ce dispositif théâtral - rejette les pièces qui ne s'engrènent pas exactement dans sa machinerie. D'autant plus que notre héros appartient à une autre culture. Que va devenir le pauvre Bashir Lazhar, débordant de bonne volonté, et dont nous savons qu'il existe des milliers d'êtres comme lui, ignorés, méconnus ? Avec une scénographie dépouillée, un éclairage d'atmosphère (Patrick Touzard), la mise en scène de Thomas Coste laisse toute la place à l'interprétation de Thomas Drelon. Lequel donne au personnage toute son humilité, toute sa fragile humanité en face de l'écrasante institution, et de tout ce qui, en chacun de nous, reste un bloc d'indifférence.
Si les jeux « strictement théâtraux » s'avèrent multiples, on peut concevoir que leur croisement avec d'autres arts puisse étendre davantage ces possibles. Et par exemple Nathalie Béasse, formée aux Beaux-Arts, puis à l'art dramatique, puis à la performance, éprise de danse et de poésie, joue dans ses spectacles avec un clavier multiple, à partir d'un texte de départ générant une thématique. Il s'agit, pour son dernier spectacle, Nous revivrons (jusqu'au 31 mars au Théâtre de la Bastille), de L'Homme des bois d'Anton Tchekhov, une première version d'Oncle Vania. Et les thèmes générés participeraient de l'écologie, de notre rapport à la nature mais aussi aux autres... Comme à son accoutumée, Nathalie Béasse gonfle, à partir de séquences verbales, poétiques, des bulles imaginaires, émotionnelles. Elles se traduisent sur la scène par un jeu avec des objets symboliques et/ou des corps en mouvements et/ou des musiques, etc. Pour qu'il n'y ait pas de malentendu auprès des admirateurs de Tchekhov, ou simplement des habitués du théâtre de dialogues, elle précise clairement dans une interview : « Il n'y a pas de sacralisation du texte, on est dans un rapport sensoriel, physique, pictural plus que verbal, intellectuel ou psychologique ». Et par exemple nous assistons à une belle séquence métaphorique où, leurs fils coupés, des ballons s'envolent, libérés. Aussi à ce moment symbolique de grâce où un souffle puissant soulève des voiles, qui lentement redescendent sur les trois comédiens performers et les enveloppent. Également à une curieuse bataille avec des seaux de terre, ou encore à la création en direct et collective d'une peinture. Tout ces jeux surgissent dans une élaboration à la fois personnelle et collective qui émerge entre les phrases : parfois des questions, des évocations ou des exhortations. Nous avons déjà parlé de son précédent spectacle, Ceux-qui-vont-contre-le-vent (cf. Verso Hebdo du 25-2-2022), des joies enfantines qu'il suscitait ; également des surprises et des rires que provoquait Aux éclats... (cf. Verso Hebdo du 1-10-2020). Et la question qui se pose désormais consiste à se demander si ces jeux de théâtre, et plus globalement avec les arts du spectacle vivant, peuvent toujours rendre possibles des « coups » étonnants. Vivifier en magiques instants les textes du répertoire. Ou bien s'ils ne risquent pas de s'essouffler dans le maniérisme, ou le procédé. La maîtrise de langages scéniques différents, et surtout de leur concaténation, n'est pas chose aisée. Il peut être tentant de se réfugier dans les mêmes figures qui ont déjà produit leurs effets sur le public. Gageons que Nathalie Béasse, plutôt dans le vent aujourd'hui (que contre lui) saura, en multipliant ses rencontres avec « des artistes issus des arts plastiques, des arts vivants ou des arts sonores », éviter les pièges du jeu formel inconséquent.
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