Montaigne en mouvement, Jean Starobinski, « Tel », Gallimard, 604 p., 18 euro.
Jean Starobinski (1920-2019) a certainement été l'un des meilleurs connaisseurs et commentateurs de la littérature française (il a écrit sur Montesquieu, Diderot, Jean-Jacques Rousseau (pour ne citer que les principaux). Cette magnifique étude sur Montaigne, parue chez Gallimard en 1982, et qu'il avait revue et corrigée par la suite, est à mon sens l'une des plus belles lectures qu'on a pu faire de l'auteur des Essais. La vision pénétrante qu'iil a eu de cet écrivain est sous-tendue par une écriture superbe. Michel de Montaigne (1533-1592) tient une place à part dans notre littérature. Il ne constitue pas une transition spécifique entre le Moyen Âge et l'ère moderne, mais marque néanmoins une rupture profonde avec le passé. C'est une figure remarquable de la Renaissance française, sans nul doute, mais n'annonce pas une autre forme de littérature. Ses Essais constituent un ouvrage singulier, qui n'aura pas de filiation directe. Il n'est le prédécesseur de personne ! Ce Bordelais de famille catholique a eu maille à partir avec l'Eglise. S'étant retiré de la vie publique en 1572, il a continué à l'écrire jusqu'à sa mort dans sa « librairie », enfermé dans le château familial (Saint-Michel-de-Montaigne). Il avait fait déjà peindre en 1571 des phrases tirées de ses auteurs favoris. Lorsqu'il a entrepris son grand voyage en France, en Italie et en Suisse en 1580, une copie de de son livre a été saisi et les autorités ecclésiastiques ont exigé des modifications. Il est vrai que sa culture est essentiellement celle de l'Antiquité. C'est un admirateur de Cicéron et de Virgile, mais aussi un lecteur de Lucrèce, de Plutarque et de Sénèque. Il est profondément sceptique et aussi un peu épicurien. Son oeuvre majeure n'a paru qu'après sa mort, en 1595. Elle est vraiment d'une facture singulière, car n'a pas un ordre précis. Il y traite de toutes sortes de questions, et se double d'un récit autobiographique, son expérience ayant beaucoup à faire avec ce dont il a voulu parler.
Jean Starobinski a étudié à la loupe la démarche de Montaigne. Il fait valoir qu'il tire profit des leçons des grands philosophes antiques (par exemple, Démocrite). Il n'a pas de modèle et ne suit aucune règle autre que celle qu'il s'invente. C'est un étrange mélange de rigueur d'analyse et de grande liberté d'expression (et aussi une liberté absolue Il s'interroge aussi sur cette volonté de réclusion dans ses développements). Il s'interroge aussi sur cette volonté de réclusion. Sa librairie était la traduction tangible de son désir de n'être plus relation qu'avec les Muses, qu'il chérit plus que tout. Il y a aussi dans ce lieu la mémoire de son ami disparu, La Boétie. Ses premiers chapitres ont à voir avec la philosophie morale. Il ressent alors l'inquiétude du désir, qu'il avait trouvée chez Sénèque. Il tient aussi à échapper à toute suggestion provenant du « dehors » Le repliement sur soi n'est que la recherche de l'interlocuteur spéculaire (lui-même, bien sûr). S'il a tenu à la solidité des choses, il n'en reste pas moins qu'il est en quête de la vérité de l'identité, telle qu'en elle-même.
On ne saurait rêver une exploration si détaillée et subtile de ce que Montaigne a tenu à cerner au fil de sa plume. C'est d'une parte une cartographie méticuleuse de la pensée de Montaigne telle qu'elle s'est établie en fonction des sujets abordés, mais aussi une sorte d'auto-analyse de Starobinski, qui donne le sentiment qu'il expose, en examinant les écrits de Montaigne, d'être aller à la rencontrer de sa propre façon d'affronter les considérations qu'il peut faire ne disséquant une oeuvre aussi conséquente que celle de cet exilé de l'intérieur. Il ne prend pas pour guide Montaigne comme Dante a choisi Virgile pour circumambuler dans les Enfer et le Purgatoire, mais il se sert volontiers (et même avec délectation) des propos de ce prisonnier volontaire pour se comprendre de comprendre comment il peut réussir à décrypter un travail aussi vaste et aussi ambitieux. Il exige une complète adhésion à soi sans retenue. Et la pensée de la mort est également une plus grande conscience de chaque moment vécu. En somme, Montaigne nous apprend à lire les Anciens, mais aussi à vivre la pensée. Rien de métaphysique ou de transcendantal : c'est une attention toujours plus forte portée à chaque instant d'une existence qui a ses limites (ce qui le met au ban de la théologie qui amène à croire à une autre vie - la vie éternelle de surcroît.
Ce livre exceptionnel mériterait bien d'autres commentaires car c'est l'une des études les plus pertinentes de la seconde moitié du siècle dernier. Il mériterait d'être exploré comme on explore ces Essais de Montaigne, dont la lecture ne s'épuiserait jamais. Il nous a laissé de grandes et savantes méditations sur des grands auteurs du passé, mais celle-ci est de l'ordre du chef-d'oeuvre incontestable. On ne saurait plus ouvrir les Essais de Montaigne sans avoir à côté de soi ce Montaigne en mouvement. Nousn'avons pas assez compris le « génie » de Starobinski de son vivant. Il est grand temps de le comprendre aujourd'hui qu'il n'est plus.
Maria Angela De Maria, Alberto Barrenco di Valdivieso, Silvia Editrice, 194 p.
Après la fin de la dernière guerre, Milan a abrité des mouvements artistiques de la plus haute importance, comme le spatialisme conduit par Lucio Fontana, qui en avait lancé l'idée dans son Manifesto Blanco. La plupart d'entre eux, comme le MAC, avaient partie liée avec l'art abstrait. Par la suite, les formes les plus diverses d'art abstrait y ont vu le jour et ce étrange essor se poursuit encore de nos jours. Maria Angela De Maria (née en 1938) a fait partie de cette constellation assez difficile à définir, mais qui a marqué profondément la culture de la capitale lombarde. Cette monographie nous fait découvrir une oeuvre qu'on aurait bien du mal à rattacher à une école ou même à un courant de la période qui a précédé la sienne. Telle que nous la raconte Alberto Barranco di Valdivieso, Angela De Maria ne s'est pas jetée dans le vaste océan de l'art, même si elle avait fait ses études au lycée artistique et avait fréquanté l'Accademiaa di Belle Arti di Brera. Dans sa jeunesse, elle était attachée à l'art figuratif et a bientôt fréquenté des cercles faisant référence plutôt à Renato Guttuso et à Agli Sasssu. Elle a été proche du groupe des Nuovi Figurativi. Elle a exposé en 1965 avec Ugo La Pietra, Valerio Romani-Adami (qui se fera appeler simplement Adami les années suivantes), Fernando De Filippi, ou Hsiao Chin.
Lorsqu'elle fait ses premiers pas, elle enseignait dans les écoles et faisait de la critique d'art. Elle ne prend pas part aux tendances où la politique était le principal moteur de la création, comme ce fut le cas avec la Figuration narrative à Paris à la fin des années soixante. Sa recherche est d'abord la recherche d'elle-même - corps et âme. Son style n'a pas d'affinités particulière avec ce qui se faisait alors, si la peinture politisée ne l'a pas intéressé elle n'a pas non plus été conquise par le Pop Art tel qu'il a été véhiculé en Italie (au premier chef, par Mario Schifano, mais aussi par Umberto Mariani). Pour elle, la danse a été un moyen plus fondamental que tout autre forme d'art. C'était une exploration de ce qui pouvait constituer « son « essence ». Peu à peu elle a pris ses distances avec ses propres créations pour s'orienter ver quelque chose qui pût dépasser le biomorphisme. Elle est en train de quitter un champ de manoeuvre pour en aborder un autre. Si vous connaissance ses premières compositions, vous ne seriez pas surpris de cette mutation. Déjà alors, elle travaillait sur des thèmes anthropomorphiques et avait délaissé le rendu réaliste.
Qu'elle ait choisi à un certain moment de se défaire complètement de la réalité n'est pas fait pour surprendre. Ce qu'elle a fait, disons à partir de l'an 2000, c'était de rechercher à l'aide de plages colorées (parfois, quasiment monochromes) et quelques traits qui ne faisait que déclarer l'espace poétique où elle tenait à évoluer. Elle n'a pas suivi une ligne de conduite formelle bien établie, même si ses constructions arbitraires trouvait toujours leur équilibre et leur raison d'être. Elle provoque des intensités, des lignes de tension des fractures quelques fois, mais elle a tenu à vivre bien cachée derrière ses tableaux, révélant ses sentiments et ses passions à travers certains agencements chromatiques et traits plus ou moins affirmées, presque en palimpseste. L'essai de Barranco di Valdiveso relate avec précision l'évolution qui s'est fait jour dans sa quête plastique. Il constitue un guide plus que valable pour pénétrer dans l'univers graphique et pictural de cette femme qui ne fait pas de concessions, ni ne joue avec la mode, mais n'en fait pas moins la démonstration d'une grande finesse poétique.
Cette éternelle nostalgie, pages de journal (1878-1911), Pierre Loti, édition et préface de Bruno Vercier & Alain Quella-Villéger, « la petite vermillon », La Table Ronde, 500 p., 30 euro.
Mon mal enchanté, lettres d'ici et d'ailleurs (1866-1906), édition d'Alain Quella-Villéger &Bruno Vercier, La Table Ronde, 30 euro.
Soldats bleus, journal intime (1914-1918), Pierre Loti, « la petite vermillon », La Table Ronde, 430 p., 10, 50 euro.
De son vrai nom Louis Marie-Julien Viaud (1850-1923) est né au sein d'une bonne famille protestante à Rochefort. A l'âge de dix-sept ans, il est entré à l'Ecole navale de Brest. Il a navigué dans le Pacifique en 1872 et a fait escale à Tahiti. Ce séjour lui a inspiré plus tard Le Mariage de Loti (1880) et de cet ouvrage est issu l'opéra de Léo Delibes, Lakme en 1883. Il a reçu le grade de capitaine en 1906, mais a été placé dans la réserve. Il a écrit son premier livre, Aziyadé, en 1879. Cers deux premiers livres ont en commun de passer pour des récits autobiographiques. Deux ans plus tard, il a publié Le Roman d'un spahi. Un an plus tard, il a fait paraître Mon frère Yves, qui a connu un certain succès. Et trois ans plus tard, Pêcheurs d'Islande a confirmé les suffrages du public. Madame Chrysanthème, écrit peu après un séjour à Nagasaki, est aussi très bien accueillie par les lecteurs français. André Messager et en a tiré un opéra en 1893, qui a sûrement influencé Madame Butterfly de Giacomo Puccini (1904). Il est élu à l'Académie française en 1892. Sa popularité ne s'est jamais démentie jusqu'à sa mort, qui est survenue en 1923. L'un des aspects les plus troublants de son oeuvre, qui est comme un atlas du monde colonial à son apogée, est son insistance à prolongée l'histoire d'Aziyadé, comme si elle était vraie. Il écrit Fantôme d'Orient qui en est la démonstration. Il a installé une tombe de femme dans son jardin et a prétendu que c'était celle de cette jeune femme disparue dans la fleur de l'âge (ce qui est hautement improbable car on ne voit pas comment il aurait pu soustrait un monument funéraire et comment il aurait pu reconnaître que c'était celui d'Aziyadé, car il ne lisait pas le turc ancien).
Pierre Loti était un mythomane, dans le meilleur sens du terme. Son énorme Journal (dont nous avons ic que des extraits, copieux, certes) ne nous révèle finalement pas grand' chose de Julien Viaud, officier de marine ou, tout du moins, qu'une partie qui concerne assez peu sa vie privée. Mais c'est quasiment une oeuvre de fiction tant il est rédigé avec soin et surtout en employant les ressorts et le caractère de la narration des nouvelles. Ses voyages sont décrits avec beaucoup de précision (une précision qui est un trait de sa littérature qui semble de prime abord légère et superficielle : il suffit de mettre en regard les paragraphes qu'il a écrits sur tel ou tel monument et les photographies qu'il a réalisées sur le même sujet pour se rendre compte à quel point il tenait à restituer au plus juste la vérité de ce lieu. Mais comme il n'a pas suivi la voie du réalisme et encore moins celle du naturalisme, on a la sensation qu'il jette sur les choses et sur les humains un regard distrait et folklorique. C'était tout le contraire ! Il a pris soin de rédigé ce journal comme un roman, ce qui est une autre manifestation de son originalité. Son existence était à ses yeux un roman, mais presque sans dimension dramatique et surtout sans drames personnels (en dehors du cercle de famille le plus étroit). Si toutes ces pages nous dévoilent les lieux où il a abordé et où il a séjourné, les rencontres qu'il a pu faire, c'est presque un roman d'aventure, sans héroïsme et même sans déchirements passionnels. C'est une sorte de vie des Mille et une nuits, avec ses moments intenses et aussi ses longs moments d'ennuis car ses faits et gestes étaient conditionnés par les ordres reçus. C'est une incroyable gageure, mais vraiment réussie. Soldats bleus est une autre partie de son journal, mais n'intéressant que la période de la Grande Guerre. Cette fois, la forme est plus classique et les jours de permission alternent avec des opérations en mer. C'est peut-être dans ce volume qu'on connaîtra le mieux cet individu si mystérieux et si secret. Il n'y a chez lui aucune volonté de se mettre en valeur ou de sublimer ce qu'il a pu vivre alors. Ni d'ailleurs le contraire ! Pour terminer, le choix de lettres est lui aussi impressionnant. Il est vrai que la marine lui laissait pas mal de temps libre et son long séjour à Istanbul sur un navire stationnaore lui a laissé beaucoup de temps pour sa correspondance. Il écrivait aussi bien à Sarah Bernhardt qu'à Emile Zola, à Anna de Noailles qu'à Ernest Renan. Et je mets encore une fois de côté sa famille. C'est impressionnant, mais on trouve des pépites dans toutes ces lettres qui ne sont jamais saturées de rhétorique. Loti tenait à la simplicité et à la fluidité de son style.
Il n'en demeure pas moins que Pierre Loti reste une énigme. Il ne fait jamais état de son homosexualité (sauf dans de rares passages où on peut le deviner) et il se présente comme un bon mari. Que faisait-il à Istanbul sur ce bateau qui ne quittait pas le quai ? Vingt ans, c'est long ! Son goût pour le travestissement n'est plus un secret : il a laissé de nombreuses photographies, et il avoue s'être souvent promené de nuit en costume albanais... Oui, décidemment un drôle d'oiseau plein de talent !
Femmes remarquables du Moyen Âge, Janina Ramirez, traduit de l'anglais par Séverine Weiss, Autrement, 376 p., 24 euro.
Qu'il y ait eu des femmes remarquables au Moyen Âge n'est certainement pas une surprise pour les lecteurs français qui, dès l'école primaire, connaît Clovis et son épouse Clotilde, qui le convertit au christianisme et en fait un grand roi. Mais l'auteur de cet ouvrage nous entraîne dans le royaume anglo-saxon, de Mercie, dans les Midlands, qui apparaît au milieu du VIe siècle et disparaît au XIe siècle, absorber par le Wessex, justement quand y a régné une femme, AElfwynn, fille de la première femme à être montée sur le trône, AEthelflæd ! La Mercia a résisté aux Vikings et à toutes les autres invasions qui ont considérablement modifié l'échiquier des îles britanniques. Pour un lecteur qui n'est pas un connaisseur des premières chroniques historiques de la Perfide Albion, les développements de Janina Ramirez ne sont presque pas compréhensibles. Que les épouses de tous ces rois qui se sont succédés pendant quelques siècles aient eu quelque mérite, je ne m'aventurerai pas à le nier. Mais leur destin ne me parle guère ! Le titre aurait dû nous indiquer qu'il s'agissait du haut moyen âge, celui de l'époque du célèbre Beowulf ! De plus, l'auteur fait référence à des découvertes archéologiques et évoque même des problèmes linguistiques... C'est à en perdre son latin ! La suite n'est guère plus engageante, en dehors du fait qu'en plus des problèmes de succession jusqu'au XIVe siècle, on trouve des types de femmes qui sortent de l'ordinaire et qui donne une idée plus intéressante à ces périodes lointaines : certaines femmes ont eu des responsabilités religieuses conséquentes ou qui ont navigué ! A mon sens ce livre n'est pas fait pour être lu comme un livre d'histoire classique, mais qui doit être consulté si vous vous trouvez devant un moment de ces années qui ont vu naître le royaume d'Angleterre après la conquête normande.
Atlas géopolitique d'Israël, Frédéric Encel, Autrement, 94 p., 24 euro.
Depuis sa création en 1948, l'Etat d'Israël est souvent l'un des sujets brûlants de l'actualité. Cet atlas ne remplacera pas un livre d'histoire relatant tous les événement depuis que Ben Gourion a annoncé l'indépendance de ce qui n'était alors qu'un foyer d'émigration, les Britanniques ayant oublié les promesses de Lord Balfour. en 1917 ! Les nombreux conflits avec les pays arabes voisins, la création de la bande de Gaza, les implantations de colonies juives orthodoxes en Cisjordanie, tout cela a entraîné des changements de frontières permanents. Et puis il y a eu ma main mise d'Israël sur Jérusalem Est... En dehors de ces questions, il faut aussi comprendre les déplacements de population, le nombre d'Arabes qui sont citoyens d'Israël. En somme, Ce petit pays est l'enjeu de mille machinations étrangères et souffre aussi de sa propre politique qui n'est pas faite pour pacifier sa situation. L'auteur a pris soin d'apporter des précisions sur le passé (il remonte jusqu'à l'Empire ottoman) et détaille aussi toutes les négociations de paix qui ont été toujours vouées à l'échec. Ce qui pourrait passer pour être plutôt confus dans un livre classique nous apparaît ici avec netteté. Si l'on veut vraiment comprendre ce qui est en jeu dans cette minuscule enclave sous tous ses aspects, de la géographie à l'examen de ses infrastructures et des règles de sa vie politique, les cartes de Frédéric Encel sont de précieux instruments de connaissances et de réflexion. Il existe des solutions à cet état de fait, mais on a le sentiment que la terre entière ne tient pas vraiment que toutes les questions qui se posent avec la réalité d'Israël trouvent une issue acceptable pour toutes les parties...
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