Spectacle hors normes que Des caravelles et des batailles d'Eléna Doratiotto et Benoît Piret, qui s'est représenté jusqu'au "21 avril au Théâtre de la Bastille. Sur le plateau rien. Et tout... Par le jeu, les mimiques, les attitudes, les descriptions des comédiens, mais aussi la rémanence des conventions théâtrales, c'est ici à l'imagination des spectateurs qu'il est fait appel pour tout recréer. Décors et mondes en pointillés suggérés, mission reste pour le public d'en tracer les lignes. Très librement inspiré du gros roman La Montagne magique de Thomas Mann (les personnages, dans ce sanatorium, perdent la notion du temps et sont enivrés par cet espace montagneux : ce qui contribue à la déréalisation souhaitée), ce spectacle déroutant n'est pas la bulle d'utopie que l'on pourrait croire. L'évocation précise et longue, par le biais d'une peinture décrite, de la bataille de Cajamarca - qui vit le début de l'anéantissement de la civilisation inca par les Espagnols - pointe la violence colonisatrice qui a contribué à fonder la puissance de l'Europe. Les trois derniers mots d'un écrivain, personnage de la pièce sont : « Gloire aux vaincus ». Enfin, en exergue de ce spectacle hors normes, les auteurs ont voulu inscrire cette phrase du dramaturge Heiner Müller : « Créer des foyers pour l'imagination est l'acte le plus politique, le plus dérangeant que l'on puisse imaginer ». Ce retrait du monde, à la fois par une référence romanesque et un dispositif formel original, est ici pensé comme une parade critique à l'idéologie dominante qui tend à structurer l'imaginaire collectif... La difficulté de ce spectacle tient sans doute à son originalité même : le flouté d'ensemble voulu de cette « hétérotopie » peut conduire les spectateurs à des réactions disparates, désaccordées. Par exemple rire pour certains au moment où d'autres ressentent une délicate poésie. Mais on ne peut que saluer cette expérimentation supplémentaire venue de la scène belge, dont le théâtre de la Bastille, une fois de plus inspiré, nous démontre la remarquable créativité.
Un personnage hors normes que ce monstre d'Harpagon. Sur la trame de l'Aulularia (La Marmite) de Plaute, mais plus dans la mouvance de ces rapaces terribles du théâtre élisabéthain (exemple : Shylock), L'Avare de Molière relève d'une étude psychopathologique. Que diable lui a-t-il manqué dans son enfance pour qu'Harpagon chérisse bien plus sa cassette que tout au monde ?... Pour que l'argent lui fasse perdre toute décence, et même toute humanité ? Avec pertinence, certains metteurs en scène (comme un René Loyon par exemple) ont insisté sur la dimension tragique, pathétique de ce personnage monstrueux. Et pourtant, ce besoin obsessionnel de thésauriser, cette conviction que l'argent est le vrai garant du bonheur, peut-être même de l'immortalité parce qu'il préserverait de la dépense de vivre conduisant au mourir, sont assez répandus pour que la comédie en cinq actes de Molière reste universelle et intemporelle. De plus, notre logique capitaliste de l'outrancière capitalisation met aujourd'hui en perspective sociologique ce cas extrême et aberrant... Avec son indéniable talent comique, Jérôme Deschamps interprète ce fou d'Harpagon, personnage mythique ayant tenté tous les grands acteurs, de Dullin à Bouquet. Il a également assuré la mise en scène de la pièce (jusqu'au 29 avril au Théâtre des Abbesses), en faisant le choix de décors amples, dépouillés, essentiellement picturaux (Félix Deschamps Mak), où les éclairages (Bertrand Couderc) jouent pleinement leur rôle créateur d'ambiances. Point n'est besoin de la contextualisation d'époque : la pièce nous montre suffisamment les moeurs d'alors soumettant les enfants à leur père et les jeunes aux « vieux ». L'essentiel se focalise donc sur ce personnage tragicomique, pervers à sa façon, nous révélant aussi comment toute passion dans ses excès risque de nous rendre inhumains et, en même temps, parle si bien de notre humanité (les animaux ne vivent pas la passion). Comme Richard III, Harpagon reste un fabuleux monstre du théâtre...
Un amour hors normes que ce Premier Amour de Samuel Beckett. Mis en scène par Alain Françon et Dominique Valadié, qui interprète aussi le personnage narrateur (un homme... racontant son histoire), ce spectacle, scandaleux à sa sortie, aujourd'hui caustique et dérangeant (c'était jusqu'au 19 avril à la Scala) subvertit, bouscule toutes les valeurs romantiques associées au fameux premier amour. La solitude à la limite de la misanthropie du héros, un double de Samuel Beckett, désintègre les merveilleux châteaux d'azur où d'ordinaire roucoule suavement la première rencontre amoureuse. Non, ici c'est plutôt ce dur constat : « ce qu'on appelle l'amour c'est l'exil, avec de temps en temps une carte postale du pays »... Le réalisme cru, jusqu'à la scatologie, n'a pas pour seule mission de balayer les derniers fragments d'un discours amoureux. C'est déjà tout l'univers radical, minimaliste, désespéré de Samuel Beckett qui se fait entendre dans ce texte écrit en 1945, où le philosophe Schopenhauer reconnaîtrait maints échos de sa pensée foncièrement pessimiste... Le fils, à la mort de son père, est expulsé de sa maison. Il croise une fille, presque aussi perdue que lui, Lulu, et de cette impossible rencontre, de surcroît sans avenir, naît une ode à tous les ratages amoureux au curieux effet libérateur et jubilatoire. C'est nonobstant de l'amour. Hors normes.
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