La grande exposition en cours au Musée Picasso comprend une salle jamais vue, une salle en hommage à Françoise Gilot, la femme qui, après avoir donné dix ans de sa vie et deux enfants au maître (Claude et Paloma), avait eu l'incroyable culot de publier un livre au moment de le quitter, « Vivre avec Picasso », qui fut un succès de librairie à la grande fureur de l'intéressé. Il se trouve que ma route a croisé celle de Françoise dans des circonstances qui méritent peut-être d'être racontées. Nous sommes en 1970 et je viens de faire paraître « Introduction aux idées contemporaines » aux Editions Fernand Nathan. C'est à ce moment qu'un de mes amis, auteur, publiant chez Calmann Levy, persuade la direction de me commander un ouvrage « sur le marché de l'art en France », en me précisant que c'est assez pressé.
Je passe mes vacances bretonnes au travail et, en septembre, je livre mon manuscrit. Quelques semaines plus tard la secrétaire de Robert Calmann me fixe un rendez-vous. Auquel je me rends plein de confiance. De fait, Robert Calmann est d'une exquise amabilité, me garde plus d'une heure pour m'entendre commenter chaque chapitre. Au terme de quoi j'entends avec stupeur l'éditeur déclarer que « toute peine mérite salaire ». Là je comprends tout : « si je comprends bien vous me proposez un chèque moyennant quoi vous conservez le manuscrit ! Il n'en est pas question. » J'avais eu le temps d'apercevoir mon manuscrit couvert d'une fine écriture, à n'en pas douter celle de Françoise Gilot. Il y a avait eu méprise : l'éditeur attendait un ouvrage d'économie et moi j'avais rédigé une « introduction à l'art aujourd'hui » que la célèbre ex compagne de Picasso avait bien voulu lire et, semble-t-il, apprécier. Je n'ai pas eu le chèque, mais l'ouvrage était attendu par Jean-Jacques Nathan à qui j'en avais aussitôt parlé et serait publié en 1971.
Or Françoise Gilot était d'une remarquable ouverture d'esprit, J'étais très jeune alors et je fonçais avec allégresse dans l'avant garde, qu'on en juge par la manière dont je commençais les premiers mots du livre : « Dans ce qu'il a de spécifiquement contemporain l'art cesse, pour la première fois dans l'histoire humaine, de styliser, d'ordonner et de proposer de ses modèles une interprétation intelligible. On se demande avec inquiétude pourquoi l'artiste est littéralement absent des oeuvres qui nous sont actuellement proposées. Il se contente d'automatismes - les jets de peinture à la seringue -, il recourt à la machine, il expose des objets trouvés, il provoque toujours, il insulte parfois... » Françoise Gilot a lu mon texte avec compréhension et même bonté, c'est en tout cas ce qui m'a valu l'accueil si aimable de son éditeur. Quand vous irez voir la fabuleuse exposition Picasso, ne manquez pas la sienne, au troisième étage, et voyez à quel point elle était loin de Picasso et proche de Matisse...
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