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[verso-hebdo]
05-04-2012
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La lettre hebdomadaire de Jean-Luc Chalumeau |
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Chez Matisse, " tout passe dans la peinture " |
L’exposition Matisse Paires et séries qui se tient au Centre Pompidou jusqu’au 18 juin, en attendant le Statens Museum for kunst de Copenhague et le Metropolitan Museum of Art de New York, n’est pas seulement " grande " ou " belle " : elle est jubilatoire, car exceptionnelle du double point de vue esthétique et historique. L’idée de mettre en évidence le caractère singulier du phénomène de la paire chez Matisse est venue à sa commissaire générale, Cécile Debray, à la suite de conversations avec un poète bon connaisseur du peintre, mais aussi après avoir lu un texte étonnant d’Yve-Alain Bois qu’elle publie intégralement dans le catalogue. Que dit l’historien de l’art ? Il rappelle d’abord les travaux de Margareth Werth démolissant " le mythe d’un Matisse célébrant béatement un univers aussi idyllique qu’édénique ". Il évoque ensuite Alastair Wright qui, en 2004, alla plus loin encore que Margareth Werth en montrant que les premiers détracteurs du peintre - ceux qui trouvaient ses idylles rien moins qu’idylliques - " n’étaient après tout pas si stupides ". Matisse n’est nullement revenu à une tradition classique bien française remontant à Claude Gellée et Nicolas Poussin, comme on le répète à satiété dans les ouvrages dits d’art, mais, bien au contraire, " fit tout son possible pour saper cette tradition en n’observant aucune de ses lois. " Diable !
Yve-Alain Bois étudie pour sa part la paire célèbre Le Luxe I (été 1907) du Centre Pompidou et Le Luxe II (hiver 1907-1908) du musée de Copenhague et parvient à une conclusion décoiffante : " Il est désormais clair que, loin de rendre hommage à une Vénus Anadyomène mythique, Matisse nous avertit, avec sa géante au double menton, sa servante accroupie lui séchant les pieds et sa messagère miniature porteuse d’une version aplatie du bouquet d’Olympia, que le culte classique de la beauté - ainsi que le culte de la beauté classique - est devenu un rituel creux, sinon une escroquerie. " Voilà pourquoi Matisse déstabilisa son public en ignorant, par exemple, tous les codes et les lieux communs de l’orientalisme. Mais son travail destructeur ne s’arrêta pas là : Alastair Wright est mis à contribution pour montrer à partir d’une autre paire, celle du Goûter (Golfe de Saint Tropez) de l’été 1904 et du célèbre Luxe, calme et volupté (automne-hiver 1904), comment Matisse mit radicalement en question le système impressionniste dans le premier tableau et le système néo-impressionniste (le pointillisme selon Signac) dans le second.
L’exposition propose encore de purs chefs d’œuvre de jeunesse quasi inconnus, comme la paire Nature morte aux oranges (hiver 1898-1899) de la Washington University de Saint Louis et Nature morte, pommes et oranges (hiver 1898-1899) du musée de Baltimore. Les deux tableaux jumeaux sont analysés avec finesse par Claudine Grammont, qui montre pourquoi la version de Saint Louis est l’esquisse de celle de Baltimore. Une esquisse au sens où l’entendait Matisse, c’est-à-dire une étape de départ, certes, mais plus encore un point d’arrivée. L’esquisse devait avoir exactement les mêmes dimensions que le tableau final car le peintre voulait avoir, au commencement du travail, une idée parfaitement claire de ce qu’il obtiendrait à la fin. Voilà explicitée sa phrase bien connue tirée des Notes d’un peintre : " Pour moi tout est dans la conception. Il est donc nécessaire d’avoir, dès le début, une vision nette de l’ensemble. " Cette passionnante auto-analyse de la création me semble renvoyer à la démarche de certains des artistes les plus purement peintres de notre temps : Albert Bitran en particulier, grand connaisseur de Matisse affirmant que " chez lui, tout passe dans la peinture ". Claude Lefort, qui faisait cette citation dans son essai sur la peinture de Bitran en 1975, s’interrogeait, car il voyait bien que Bitran est plus proche de Cézanne que de l’auteur de la Joie de Vivre : " On voudrait comprendre la raison de sa préférence, d’autant qu’elle paraît sans effet sur son art ". Si Lefort était encore parmi nous, je lui ferais remarquer que ce n’est peut-être pas par hasard si Matisse, réalisateur de tant de paires, intéresse Bitran, précisément peintre de toute une série de " Doubles ", ceux-là mêmes qui constituent l’enjeu du texte de Claude Lefort. On devine que ce dernier avait vite découvert la solution : " en somme le tableau accompli doit porter en lui-même sa propre origine ". C’est justement cela que veulent dire Matisse et Bitran quand ils conçoivent des paires de tableaux et, surtout, quand ils ne les séparent pas à l’accrochage, étant bien entendu que les contenus de leurs œuvres respectives sont à peu près sans rapports. L’essentiel est ailleurs : chez l’un comme chez l’autre " tout passe dans la peinture ".
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Verso n°136
L'artiste du mois : Marko Velk
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