Bibliothèque de l’amateur d’art
par Gérard-Georges Lemaire
Parlons de Cioran, qui n’avait une immense prédilection pour la création artistique. Emil Cioran n’est pas tendre pour les artistes de son époque : dans De l'inconvénient d'être né (1973), il rumine : « A mesure que l'art s'enfonce dans l'impasse, les artistes se multiplient. Cette anomalie cesse d'en être une, si l'on songe que l'art, en voie d'épuisement, est devenu à la fois impossible et facile. » Et pourtant il a en connus un certain nombre à son arrivée à Paris. Et il en a fréquenté un petit nombre : il a passé du temps à discuter avec Silva Béju, sa compatriote, qui lui a fait connaître Brion Gysin à la Cité des Arts en 1973. J’aurais bien aimé être présent ! Mais, dans ses livres les plus célèbres, les arts plastiques sont absents, sauf dans Histoire et utopie (1960), a priori un traité de misanthropie universelle, où il évoque le « palais de cristal », réplique du Phalanstère (la cité idéale en somme) que le héros des Souterrains de Dostoïevski dénonce au nom du triomphe du chaos. Cela ne l’empêche pas de méditer sur l’Age d’or. Il en rêve. Mais veut-il seulement le rétablir, sinon l’atteindre ? Il utilise le subterfuge d’un rêve qu’il attribue successivement à Stavroguine (les Possédés), à Versilov (l’Adolescent) et à « l’homme ridicule ». Ce rêve s’attache à une toile de Claude Lorrain qui se trouve au musée de Dresde, Acis et Galatée, et qui apparaît dans les Possédés : « C’est ce tableau que je vois en rêve, non comme un tableau pourtant, mais comme une réalité. C’était de même que dans le tableau, un coin de l’Archipel grec, et j’y étais, semble-t-il, revenu plus de trois mille ans en arrière. Des flots bleus et caressants, des îles et des rochers, des rivages florissants. » Ce berceau de l’humanité », Stragovine le fuit : il y devine le déclin de l’Occident. Dans l’Adolescent, la vision s’assombrit et elle devient tout à fait sombre dans « le Songe d’un homme ridicule ». Les hommes connaissent des choses terribles : « Ils apprirent la tristesse et aimèrent la tristesse ; ils aspirèrent à la souffrance et dirent que la vérité ne s’acquiert que par la souffrance. » Et ils inventent la justice cars ils sont devenus des criminels. Toutefois, ils découvrent que la conscience de la vie est supérieure à la vie – d’où leur perte. Ils voient alors « la double impossibilité du paradis ». »Au reste, n’est-ce point révélateur, » ajoute Cioran, « que, pour décrire le paysage idyllique des trois versions songe, il ait eu recours à Claude Lorrain […) comme Nietzsche, il aimait les fades enchantements. » En somme, Cioran n’a pu observer ce tableau que dans les pages de Dostoïevski et en le plaçant dans l’optique de la « désagrégation du bonheur ». Le penseur n’a plus besoin d’imaginer, de voler une peinture, du rêve, « il voit ». Oui, Cioran, sans être un grand amateur d’art a trouvé chez Dostoïevski un moyen de pénétrer l’esprit d’un tableau et d’un tableau sublime.
Œuvres, Cioran, édition de N. Cavaillès avec la collaboration d’A. Demars, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1728 pages, 56€.
De Jean-Marie Le Clézio, on ne pouvait s’attendre à de bien grands éclats de voix ni à des prises position énergumènes. L’univers qu’il nous dévoile est tout a fait passionnant, des peintures racontant l’histoire tragique d’Haïti aux masques mexicains. Le vieux Louvre ne semble pas le réceptacle idéal pour ce genre de choses. Il part d’un présupposé dérivé des pages du Musée imaginaire et ont été le plus souvent détruits ou pillés. Comme c’est un bien-pensant, il rappelé la mise à sac du palais impérial à Pékin par les sales colonialistes. C’est vrai. Mais ne se souvient-on pas que les quatre chevaux qui ornent la façade de Saint-Marc à Venise ont été emportés de Constantinople lors d’une Croisade pour le moins oiseuse et que Bonaparte s’en est saisi à son tour avant d’en être de nouveau dépossédé ? Un ingénu italien a bel et bien volé la Joconde pour la restituer à l’Italie croyant avoir accompli un acte patriotique ! Dans ces pages, qui expliquent ses propres choix (surtout pas de peinture ou de sculpture occidentale !), Le Clézio a des accents à la Malraux (« La parole aussi, la parole qui fait naître l’art. Et si l’on entend plus la parole qui porte les œuvres, que ressent-on devant des couleurs, ces bas-reliefs, ces glyphes … ? Alors il faut la réinventer.») et aussi à la Borges, s’inspirant de son Atlas. Ila au moins une réaction de bon sens : « Pour les cultures indigènes, le musée est un non-sens…» Il fait état d’un musée ethnographique construit avec patience par un missionnaire. Mais le chef de la tribu a déclaré plus tard « pour nous c’est l’île toute entière qui est notre musée ». Et pour l’écrivain, les chants ont aussi leur place dans ce lieu, une place de premier plan. En somme, porté par de bonnes pensées, Le Clézio finit par nous expliquer que le Musée, c’est la Terre dans son inépuisable diversité. Lui qui s’était intéressé autant aux civilisations amérindiennes qu’à Diego Rivera, il s’égare ici entre le musée de l’Homme et le musée sans nom du quai Branly.
Les Musées sont des mondes. Gallimard/Musée du Louvre Editions, 160 p., 35€.