Sauf à ne renseigner que de façon anecdotique sur la nationalité des créateurs exposés, l'intitulé même de l'exposition Art brut japonais II (jusqu'au 2 mars 2019 à la Halle Saint-Pierre) peut questionner tout visiteur ayant gardé en mémoire quelques définitions de l'art brut comme étant rebelle, justement, à l'« asphyxiante culture » (Jean Dubuffet), Michel Thévoz - qui succéda à ce dernier à la tête du musée d'art brut de Lausanne - allant jusqu'à dire de ces artistes-là qu'« ils ne veulent rien recevoir de la culture et ils ne veulent rien lui donner ». Dès lors, que resterait-il donc de... culture japonaise chez ces autistes, ces marginaux, ces « irréguliers de l'art » qui, comme le note le texte de présentation de l'exposition, inventent « leur propre mythologie et leur propre langage figuratif » ?
En réalité, comme souvent, les définitions concernent le plus souvent des prototypes, des modèles, voire des idéaux. L'isolement social de ces créateurs n'est pas toujours absolu, et certains connurent même la socialisation forcée d'une consécration (comme Sinichi Sawada, qui fut célébré lors de la Biennale de Venise 2013), tandis que d'autres ont gardé de leur culture (et la culture japonaise est bien pregnante !) quelques fondamentaux pour en détourner les formes et manières. Et puis on peut classer dans la catégorie de l'art brut des plasticiens qui certes ont connu de profondes périodes de rupture, tout en étant passés, à d'autres moments de leur vie, par des ateliers. Sur le terrain la réalité n'est donc pas aussi pure que les grandes définitions. Cependant, s'arrêter ici et là devant quelques-uns, parmi cette cinquantaine de créateurs, ne dément pas les théorisations de Dubuffet ou Thévoz : on réfléchit parfois à l'écart possible par rapport à la culture, et à ses rémanences irréductibles.
En fils de laine, de fibre synthétique, et de coton, vivement colorés, Kazu Suzuki assemble verticalement des pelotes autour d'une corde accrochée au plafond, créant par là des espèces de figures totémiques ou bien d'étranges créatures longilignes, dont les ombres biscornues, projetées sur les murs, éveillent le souvenir des terreurs enfantines au crépuscule... Toshio Okamoto fait presque surgir par inadvertance un personnage apeuré de ses taches ou zébrures larges à l'encre de chine sur des feuilles de papier de grand format... Détournant à son profit le très ancien et traditionnel art japonais de l'origami - art minutieux du pliage de papier -, Yoshihiro Watanabe crée de minuscules figures animales, réelles ou chimériques, en pliant lui de fragiles feuilles de végétaux... Yukio Karaki avait quinze ans lorsque la bombe atomique est tombée sur Hiroshima : avant de disparaître il y a deux ans, cet artiste témoin ayant survécu réalisa nombre de dessins, à la facture expressive et naïve, qui tentent d'exorciser le traumatisme subi devant tous ces cadavres carbonisés, tous ces corps brûlés, amoncelés... Comme beaucoup de créateurs de l'art brut qui tendent à s'immerger dans le fouillis inextricable de leur création, souvent réalisée avec des instruments anodins et peu associés aux Beaux-Arts, Yosuke Nishiyama mêle au stylo signes, écriture et graphismes dans des ensembles noirs et denses que viennent illuminer quelques trouées oranges... Dans le même état d'esprit, encore plus manifesté, de se perdre dans son oeuvre ou alors d'exprimer la folle complexité du monde, Norimitsu Kokubo arrive à réaliser une fresque immense, déployée sur tout un couloir, en la remplissant (ce qui est un exploit !) de détails minuscules... Waraji Gosokuno, dans son application méticuleuse, répétitive, et sans doute indemne de tout dessein préalable (une autre caractéristiques fréquente dans l'art brut...), par de simples hachures à l'encre de Chine aux directions variées, produit des masses compactes qui ne laissent place à aucun vide... Le dessin spontané, automatique, et que n'encombrent pas les savoir-faire des écoles, dessin comme branché directement sur l'imaginaire inconscient, peut produire nombre de figures humanoïdes bizarres, ainsi qu'en témoignent les oeuvres au stylo bille d'Hakunogawa... Les jeux pervers et lunatiques du corps désirant sont finement scrutés en une étonnante épure graphique au crayon par Ryusuke Aruse... Makoto Fukui, dans une explosion euphorique, maniaque, proliférante de figures en tous genres réalisées au stylo bille (encore une fois !) que le crayon de couleur vivifie, nous rappelle que l'art brut ne doit pas être associée définitivement aux émotions négatives : la joie folle d'une création libérée du Surmoi professionnel et du jugement d'autrui doit être prise en compte...
Par ailleurs, on est frappé par toutes ces formes hérissées de pointes, hirsutes et biscornues qui transforment les nombreuses créations en céramique, visibles dans l'exposition, en personnages défensifs à première vue mais, à y bien regarder, émouvants et d'une grande tendresse. Et enfin, le nombre de techniques et de matériaux utilisés, et toutes ces expressions vivaces avec presque rien offrent aux visiteurs cette sensation stimulante d'une créativité émancipatrice. Une fois encore, Martine Lusardy, commissaire de l'exposition, a su par les choix proposés nous ouvrir à tous ces chemins de traverse dont l'art, menacé tout la fois par son lourd héritage, les modes, le marché ou la communication, a furieusement besoin.
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