Cher Albert, tu nous as quittés soixante années après la plus décisive de tes premières expositions à Paris, celle organisée par la galerie Ariel. Elle était préfacée par l'un des critiques les plus respectés de l'époque, Charles Estienne. Sa chute était jolie : « la preuve est faite, sur le vif, que d'être poète, aussi, n'a jamais empêché un peintre d'être un peintre ; au contraire : voyez ». Nous avons vu, pas tous depuis si longtemps, bien sûr, mais nous avons vu : tu étais peintre, viscéralement peintre. Parmi tes qualités, Charles Estienne t'attribuait celle d'être poète, mais il y en avait d'autres, notamment celle, qui n'est pas secondaire à mes yeux, d'écouter les critiques ! Car c'est bien lui, Estienne, qui t'avait dit peu avant : « tu n'a pas la tête à être abstrait géométrique. » Tu avais donc abandonné le géométrisme pour autre chose, qui n'appartiendrait qu'à toi, et tu as eu raison. Comme avait eu raison, au même moment, ton confrère Serge Poliakoff de fuir le décoratif après avoir lu un faux compliment du même Charles Estienne qui le félicitait, je cite, d'avoir « fait des toiles aussi agréablement bariolées qu'un tapis de Boukhara ou de Samarcande. » Ni Poliakoff ni toi n'avez glissé vers le décoratif parce que vous étiez des peintres exigeants. Des peintres qui prenaient la peinture au sérieux : toi parti, ils seront désormais encore plus rares...
Tu n'as pas été géométrique, tu t'es longtemps laissé appeler « lyrique », mais ce qui te définissait le mieux, c'est le terme d'abstrait formel. Ton abstraction formelle justifiait que tu donnes des titres précis à tes tableaux, des titres qui renvoyaient à des formes identifiables : par exemple Chevalet ou surtout Arcade. Depuis plusieurs années tu travaillais sur le thème de l'arcade, souvenir d'Istanbul, la ville de ton enfance. L'arcade te donnait l'ouverture en arc, comme disent les architectes, grâce à laquelle tu ne figurais pas vraiment l'arcade, mais bien plutôt les images qui restaient dans ta mémoire après être passé dessous, comme l'a noté le critique turc Necmi Sönmez à propos de ton exposition à l'Institut Français d'Istanbul. Non pas la forme, chez toi, mais la mémoire de la forme. C'est plus qu'une nuance : c'est essentiel.
Pierre Daix l'a bien vu qui a écrit : « C'est en quoi la peinture de Bitran est profondément de notre époque toujours en suspens. On ne peut l'imaginer dans un monde apaisé où chaque année reproduisait la précédente sous cette lumière d'éternité qui règne chez Poussin. L'absolu y est pourtant, mais c'est un absolu chargé d'histoire, porteur de la multitude de changements du passé, le versant d'absolu de la modernité lorsque, comme le voulait Baudelaire, elle sait s'évader des contraintes temporelles. » Avec les Arcades, cher Albert, tu as extrait d'un souvenir les moyens de réalisation de ton ambition de peintre. Dans une précédente série, celle des Traversées, le processus était sans doute le même. Parmi elles, je me souviens d'un admirable triptyque, Traversée du gris, en 1989, dont chaque panneau concourait à créer la respiration simultanée de l'espace et de la couleur, et résumait particulièrement bien ta vocation, une vocation de véritable peintre : « rendre visible un ordre traversé par la peinture », disais-tu. C'est finalement ce qui s'est toujours passé dans ton oeuvre, et c'est ce qui fait que je salue en toi un grand peintre qui fut aussi un grand ami.
N.B. Les éditions Liénart publieront prochainement un livre consacré à l'oeuvre d'Albert Bitran, avec notamment un texte fondamental de Claude Lefort, sous le titre général De la peinture géométrique à la géométrie de la peinture.
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