L'exposition Picasso-Giacometti du Musée Picasso (jusqu'au 5 février 2017) présente de multiples intérêts qui ont été largement salués par la presse. Je voudrais seulement m'arrêter à deux oeuvres précises qui illustrent le terrible tempérament prédateur de Picasso, dont fut victime Giacometti. Au cours de sa période surréaliste, ce dernier réalisa la Boule suspendue (1930-31). Une boule de plâtre profondément fendue suspendue par une cordelette, la fente semblant destinée à glisser le long de l'arête d'un croissant, lui aussi en plâtre. Cette boule et ce croissant - un mot où l'on entend « croître » a remarqué Yves Bonnefoy, « où il s'agit donc d'érection, sont donc des évocations érotiques, avec ceci de particulier que ni l'un ni l'autre de ces symboles n'accapare le masculin ou le féminin dans ce rapport en puissance... » Giacometti, comme Picasso à ce moment-là, sont passionnés par le surréalisme ; ils lisent Georges Bataille, un ami qui élabore alors une esthétique de la laideur (Soleil pourri, 1930), ils cherchent tous deux des « relations désagrégeantes », comme dit Giacometti, mortifères, attaquant l'intégrité des figures.
Or les trouvailles de Giacometti intéressent Picasso au plus haut point. Il étudie le dispositif de la Boule suspendue avec soin : on en a la preuve par un dessin de l'époque. Il vole carrément à son ami le thème de la conjonction entre la boule fendue et le croissant, et cela donne en particulier Femme assise dans un fauteuil rouge (1932) : on y reconnait le même montage de métaphores organiques bi-sexuelles presque abstraites qui se repoussent et s'aimantent à la fois. Giacometti laisse faire, sans doute parce qu'il tient à l'amitié qui le lie à ce moment avec l'Espagnol génial. Il a compris que Picasso, dans ses rapports avec les autres artistes, n'attend d'eux que la soumission et l'admiration (j'en ai eu confirmation par Edouard Pignon qui, au milieu des années 80, me parlait encore avec émotion de Picasso comme « l'or de sa vie »). Toujours est-il que, dans les années trente, Giacometti et Picasso réalisent tous deux des machines désirantes qui apparaissent comme les produits de fantasmes inconscients ou d'hallucinations objectivées autour du couple fusionnel Eros-Thanatos, comme l'explique Agnès de la Beaumelle, « des images symptômes d'états limites conflictuels ».
Les choses vont se gâter en 1950. Giacometti est à la recherche d'une nouvelle galerie : Michel Leiris, important écrivain surréaliste et ami commun de Giacometti et Picasso, propose d'en parler à Daniel-Henry Kahnweiller le grand marchand dont la galerie a pris le nom de Louise Leiris depuis la guerre. Kahnweiller, qui ne demande pas mieux, a pour principe de recueillir auprès des artistes de son équipe leur agrément avant d'intégrer un nouveau membre. Patatras : il y a blocage de la part de Picasso ! « Non je ne veux pas ; je l'aime bien comme ami, mais je ne veux pas de lui à la galerie. » Pour le coup, c'en est trop : Giacometti, douloureusement meurtri, cessera de voir Picasso. Il entrera à la galerie Aimé Maeght et s'en trouvera fort bien. Picasso, grand prédateur, nourrissait son oeuvre de tout ce qu'il trouvait, y compris dans le travail des autres, et il n'acceptait en aucun cas que ces autres lui fassent de l'ombre, surtout si, comme Giacometti, ils avaient un talent équivalent au sien. Telle est la leçon que l'on peut retenir de la passionnante exposition qui explore leur improbable tandem. En 1951, Peter Scheier, commissaire de la Biennale de Sao-Paulo, réunit Homme traversant une place par un matin de soleil par Giacometti et Buste de femme accoudée par Picasso, mais à ce moment-là, les deux hommes ne se parlaient plus.
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