Dans le cadre du séminaire qu'il mène à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Georges Didi-Huberman a inauguré en 2016 un nouveau parcours de recherche autour de la question multiforme des soulèvements. Il en résulte, pour commencer, une passionnante exposition sous ce titre au Jeu de Paume (jusqu'au 15 janvier 2017), interrogation sur la représentation des peuples, au double sens - esthétique et politique. L'évènement est accompagné d'un indispensable livre, dans l'introduction duquel Didi-Huberman se déclare bien conscient d'écrire « en ouverture d'un catalogue d'art ». Mais, au moment où il commence son texte (mars 2016), « quelque treize mille personnes fuyant les désastres de la guerre se trouvent comme mises aux arrêts, quasiment parquées, à Idoméni, au nord de la Grèce. La Macédoine a décidé de fermer sa frontière... » Il fait ainsi écho au film bouleversant de Maria Kourkouta, qui avait installé sa caméra, le 14 mars 2016, au bord du chemin par lequel des migrants exténués espéraient trouver un dernier passage entre les barbelés. On peut voir ce film dans l'exposition. Didi-Huberman donne le ton en évoquant sèchement le contre-exemple d'un trop célèbre artiste international accouru sur les lieux : « Ce n'est pas la présence d'Ai Wei Wei à Idoméni, avec son piano blanc et son équipe de photographes spécialisés qui aidera qui que ce soit... »
Qui est donc Georges Didi-Huberman, historien de l'art et philosophe de réputation internationale ? J'ai cherché à le savoir il y a quinze ans, alors que j'étais chargé de rédiger sa notice pour le Grand Larousse Universel. Il m'avait instamment demandé de ne pas oublier l'influence essentielle de Freud dans sa démarche. Dès ses premiers livres en effet ( Invention de l'hystérie, 1982 ou Devant l'image, questions posées aux fins d'une histoire de l'art, 1990), il utilisait les concepts de la psychanalyse pour introduire le doute dans les échafaudages de ses confrères historiens de l'art, notamment les disciples de Panofsky. Pour lui, la pensée de Freud serait la seule, au-delà de Kant, capable d'une critique de la connaissance propre aux images d'art. Kant ayant fondé une critique de la connaissance pure, Panofsky ayant ensuite utilisé cette critique dans l'histoire de l'art, Didi-Huberman tente un pas de plus pour critiquer Panofsky et sortir d'une position qui, selon lui, enferme trop le visible dans le concept. On ne s'étonnera donc pas des noms des auteurs qui ont contribué à l'impressionnant livre-catalogue (Gallimard, 418 pages, 49 euros) par de substantiels essais.
Antonio Negri, tout d'abord, rappelle que « l'action de se soulever est un pluriel et cet évènement est collectif ». Il cite Flaubert, qui avouait avoir « la haine de la foule », mais qui reconnaissait que, dans les journées de février 1848, il y avait un grand souffle dans l'air, « on se sent enivré par une poésie humaine, aussi large que celle de la nature, et plus ardente. » Il relit encore Victor Hugo dans Les Misérables : « Quiconque a dans l'âme une révolte secrète contre un fait quelconque de l'Etat, de la vie ou du sort, confine à l'émeute et, dès qu'elle paraît, commence à frissonner et à se sentir soulevé par le tourbillon. » C'est ensuite Marie-José Montzain, la philosophe qui anima les Nuits Debout, analysant la notion de soulèvement pour certaines femmes d'exception : Sainte Thérèse d'Avila mais surtout, peut-être, Simone Weil pour qui ce qui élève, c'est l'engagement de l'esprit et du corps dans l'accompagnement des soulèvements. C'est encore Jacques Rancière demandant : « Qu'y a-t-il au monde qui ne se soulève ? » Georges Didi-Huberman a fait également appel à la célébrissime Judith Butler, mais la théoricienne du genre ne trouve pas grand'chose de plus à dire que « De manière générale, les soulèvements ont tendance à émerger de l'indignation, du refus, dans la colère, d'une condition qui voit la dignité, adossée aux limites morales de ce qui doit être enduré, nié ou anéanti ». On s'en doutait. Didi-Huberman s'est réservé le texte final, splendide, avec notamment des analyses du Cuirassé Potemkine d'Eisenstein, sous le titre « Par les désirs (fragments sur ce qui nous soulève) où il est naturellement question du Freud de Malaise dans la culture, où ce dernier envisage que la freiheitsdrang, la « poussée de la liberté » contribue pleinement à ce qu'il nomme un « développement de la culture ». L'exposition illustre par une iconographie exceptionnelle une réflexion elle-même exceptionnellement stimulante et, hélas, d'une brûlante actualité.
www.soulevements.jeudepaume.org
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