« Tous les hommes ont un secret attrait pour les ruines. Ce sentiment tient à la fragilité de notre nature, à une conformité secrète entre ces monuments détruits et la rapidité de notre existence », écrivait Chateaubriand... Certes, l'idée que les ruines soient un objet esthétique potentiel, la poésie des ruines (Hubert Robert) s'épanouissent surtout au XVIIIe et XIXe siècle. Mais ne perçoit-on pas dès l'Antiquité (César, Lucain) que les ruines évoquent la fuite du temps, la nature passagère et fugitive de toutes les puissances terrestres ? Et aujourd'hui - alors que l'on reconstruit aussi rapidement que l'on démolit, que le futur semble dévorer le présent et le passé, que les ruines célèbres sont envahies par des flots tapageurs de touristes distraits - où en sommes-nous de cette fascination pour les ruines ?
Une étonnante exposition hors-les-murs (proposée à l'Espace Niemeyer jusqu'au 18 décembre par le Musée de la Poste) intitulée Temps suspendu, et réunissant les photographies en couleurs de Sylvain Margaine, Henk Van Rensbergen et Romain Veillon, nous démontre que la fascination pour les ruines reste de nos jours intacte. Oui, mais à condition de changer le type de ruines, d'abandonner l'antique et de s'arrêter - au cœur même de notre civilisation industrielle et du loisir - en des lieux que nous associons à une permanente animation, à notre invincible puissance technologique, en des lieux marqués dorénavant et à jamais par le délabrement consécutif à la désaffection. Des usines, naguère bourdonnantes de leur production, aujourd'hui laissées à l'abandon et gangrénées par la rouille... Des parcs d'attraction qui étourdissaient de leur animation, maintenant silencieux et en ruines... D'immenses théâtres, où la comédie du monde resplendissait dans la salle et sur la scène, carcasses désormais, éboulis grotesque, pathétique... Les trois photographes (deux Belges, Van Rensbergen et Margaine, et un Français, Veillon) sont allés un peu partout dans le monde, à la recherche de tous ces bâtiments qui imposaient l'empreinte orgueilleuse de notre civilisation, son tumulte triomphant, et dont aujourd'hui le végétal tout-puissant, une sourde vie animale on le présume, bref la nature, ont silencieusement repris possession.
Sylvain Margaine a créé un site répertoriant de multiples lieux laissés à l'abandon. Henk Van Rensbergen est l'un des premiers explorateurs de cette espèce en Europe. Romain Veillon, voyageur et photographe, a su découvrir maints espaces de désolation. Leurs photographies se croisent, se répondent dans le silence épais de ce Temps suspendu. Et par exemple Asile de Greystone (New-Jersey) de Sylvain Margaine, Adam's Theater (Etats-Unis) d'Henk Van Rensbergen, Unforgettable (Roumanie) de Romain Veillon, pour ne prendre que ces trois œuvres aux propos convergents, captivent, envoûtent même, parce que sans doute des valeurs contradictoires s'y entremêlent : splendeur et désolation, passé et présent, absence et être-là. Le jugement de fait, qui stabilise la perception, ne peut s'imposer : alors la délectation esthétique et la rêverie l'emportent, nous emportent...
La ruine, matière à fantastique (tout un courant du romantisme), à poésie (Diderot à propos d'Hubert Robert), à insolite (Gustave Doré), mais plus que ça encore... Il est significatif qu'au dernier festival du Cinéma du Réel, un documentariste comme Nikolaus Geyrhalter, dans son film Homo Sapiens, ait réussi admirablement à extraire ainsi de bâtiments délabrés, éventrés, déserts, cette ambiance de fin du monde, cette mélancolie d'esthète. On s'avisera également que, lors de repérages et à la recherche de décors mystérieux, troublants, nombre de réalisateurs oeuvrant dans le fantastique ou la science-fiction (on songe par exemple au récent film Virtual revolution de Guy-Roger Duvert) choisissent pareillement des usines disloquées, des entrepôts désaffectés que hantent les spectres de leur passé. Quant au grand dessinateur de B.D., Enki Bilal, il a fait de tout ce patrimoine moderne déjà en ruines, abandonné, de cette ferraille dans les terrains vagues, de cette décrêpitude et de ce délabrement, sa signature. Dans son livre Des détritus, des déchets, de l'abject : une philosophie écologique, François Dagognet, philosophe et épistémologue, centrant son examen sur le délaissé, le délabré, le déchet, avait tenté il y a vingt ans de construire une nouvelle ontologie... Ce court florilège rappelle la puissance attractive du thème que Veillon, Margaine et Van Rensbergen ont enrichi de leur superbes photographies.
Encombrés de gravats, envahis de ronces et d'herbes folles, ces usines, ces architectures abandonnées offrent une surabondance de détails que le grain très fin de ces photographies et leur taille souvent imposante permettent de saisir pour la plus grande joie du visiteur attentif. De plus, la rouille, le salpêtre, les mousses, les teintes de la corrosion offrent une palette de nuances subtiles et finalement d'une grande douceur... À ces plaisirs purement visuels, dont nos photographes sont tout à fait conscients, se joint sans doute un sentiment écologique venant rabattre la fureur prométhéenne de notre civilisation.
Enfin, comment ne pas méditer sur l'impermanence de toute chose, méditation par excellence bouddhiste, en contemplant ces photographies ? Ces bâtiments sont devenus des ruines, mais ces ruines laissent place à une luxuriante végétation, et le cycle continue...
|