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[verso-hebdo]
15-12-2016
La chronique
de Pierre Corcos
L'ultime plage de temps
Ne pas trop en faire surtout, mais habiter l'Être avant que de mourir. Bien occuper l'ultime plage de temps, ne pas la piétiner, en jouir instant après instant...
Une expression tristement ironique en Italie que l'ultima spiaggia : quand on se trouve dans une situation plutôt désespérée, et quand il ne reste plus qu'une possibilité, une chance, on serait alors dans l'ultime plage, le dernier rivage, l'ultima spiaggia... Mais cette expression sert également de titre à l'excellent film de Thanos Anastopoulos et Davide Del Degan, un duo créatif gréco-italien de documentaristes qui, une année durant, à Trieste - ce port italien à proximité de la Slovénie -, ont filmé la plage très appréciée du Pedocìn, « la dernière plage » en Europe à séparer par un mur l'espace des hommes et celui des femmes.

Certains documentaires, comme celui-ci, dépassent largement la simple fonction d'information, tout en l'intégrant. Ainsi la particularité du Pedocìn (appelé aussi Lanterna), cette plage de galets payante, connue de tous les Triestins et ne mêlant toujours pas les hommes et les femmes, constituerait sans doute le sujet immédiat et patent de L'Ultima Spiaggia. On aurait, en second plan, la spécificité de cette ville italienne, Trieste, port de transit international, qui fut en 1947 un « territoire libre » sous la protection de l'ONU, puis rendue à l'Italie en 1954 : des images d'archives en noir et blanc rappellent, par intermittences, la réalité historique de Trieste, à la croisée des cultures latines et slaves. Dès lors on apprécie la contradiction humoristique entre une ville de brassage culturel et cette archaïque séparation entre les sexes. Comment ne pas aimer, en outre, que les deux documentaristes se soient emparé de ce riche thème d'études sociologiques (cf. l'essai de Jean-Claude Kaufmann) offert par une plage ? Ici, à la Lanterna, à l'exception des deux jeunes maîtres-nageurs qui s'activent, les plagistes, majoritairement retraités, âgés, ne songent qu'à mollement se délasser, à se prélasser au soleil. De même, à part ces deux vieux qui discutent des différences entre nationalisme et patriotisme, le jeu de cartes, un peu de bavardage, l'écoute de la radio, la consultation du programme télé, ou alors donner sa pitance à la chatte Minette colorent à peine un farniente radical dans lequel, semble-t-il, les hommes marquent une assiduité plus nette encore que les femmes. La banalité des dialogues, le prosaïque des occupations, l'alternance des heures d'ouverture et de fermeture du Pedocìn, le plat rituel des employés nettoyant les toilettes ou bien venant ramasser ce qui traîne sur la plage ne parviennent pas à ennuyer le spectateur, mystérieusement. Tout le talent de Thanos Anastopoulos et Davide Del Degan se déploie en fait à l'intérieur de ce mystère.
Si la construction d'un film de fiction s'opère le plus souvent sur un scénario significatif, celle du documentaire se fait à partir d'un choix spécifique d'images tirées du réel et d'un habile montage qui font sens. Pour illustrer cela, il convient d'entrer plus dans le détail de La Ultima Spiaggia... Dès le début du film, au détour d'une conversation ordinaire, il est fait mention du suicide d'un dénommé Pasquale, un homme âgé dépressif sans doute. L'image qui suit montre un employé ramassant une méduse morte, échouée sur la plage... Par petites touches, les documentaristes intègrent la mort (suicide, vieillesse ou maladie) à cette douceur de vivre. Ce memento mori creuse la platitude, hausse l'insignifiance. Et si médiocres que le spectateur puisse trouver un tel farniente, le commérage de l'une ou le radotage de l'autre, cette évocation discrète mais soutenue de la mort qui rôde, ces touchantes images de corps fanés et avachis ne peuvent le laisser insensible. De la même façon, le filmage successif du monde des hommes à celui des femmes, puisqu'ils sont séparés à la Lanterna, ne se contente pas de documenter une curiosité locale ; il semble pointer une différence profonde entre celles qui portent la vie en elles, savent rire, jouer, jouir de leur complicité, et ceux qui ronchonnent, se taquinent ou égrènent le triste chapelet de leurs souvenirs. Projection abusive du spectateur ? Non, les documentaristes l'ont vu eux-mêmes, ils l'ont dit, et toute la difficulté consiste à le faire voir mais sans didactisme pesant.
On l'a compris, il ne s'agit pas seulement et vraiment d'informer les spectateurs sur les caractères singuliers, mais anecdotiques, de cette plage ou de Trieste, mais de donner à voir une mosaïque artistique de scènes et d'images laissant libre cours à de multiples interprétations. Certains critiques ont vu dans ce film la métaphore d'une fin possible de la civilisation européenne par sa population vieillissante, d'autres un microcosme d'inconsciente passivité alors que le monde autour a basculé. Mais bien entendu, il est aussi tentant de recevoir le documentaire L'Ultima Spiaggia comme une évocation sensible, pointilliste de la dernière plage de temps qui reste. À occuper le mieux possible, à aimer simplement.

Petits galets luisants ici, immenses cargos là-bas... Sous l'eau, sur la mer en ses états variés, par tous les temps, à toutes les heures et les saisons, changeant en virtuoses les types de filmage et les plans, Anastopoulos et Del Degan ont transmué la plage de la Lanterna en une parabole de l'Être. L'Être auquel s'accrochent, pour un ultime bonheur, des humains.
Les paroles d'une canzonetta dans le film : «Trieste tu dors, et la mer bouge à peine».
Pierre Corcos
15-12-2016
 

Verso n°136

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