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[verso-hebdo]
15-12-2016
La chronique
de Gérard-Georges Lemaire
Chronique d'un bibliomane mélancolique

Rouge, histoire d'une couleur, Michel Pastureau, Seuil, 216 p., 39 euro.

Après le bleu, le noir, le vert, Michel Pastureau s'attache à une autre couleur : le rouge. Il remonte dans le temps, jusqu'à la préhistoire où l'on voit des dessins des bisons peints en rouge et puis s'intéresse à sa signification pendant l'Antiquité. Cette partie est assez générale et ne prend en considération que le sang des sacrifices, faisant état que pour les Grecs et les Latins, c'était la nourriture des dieux de l'Olympe. Il parle longuement des rites de la religion de Mithra, où l'on devait égorger un boeuf. Mais pas un mot vraiment sur le rouge qui a orné tant de vases, d'amphores et de cratères, et sur l'alternance entre le rouge et le noir. Pour parler des peintres, il n'a d'autre lecture que celle de l'Histoire naturelle de Pline l'ancien, où il est question de couleurs et d'artistes. Il est surpris du fait qu'il confonde pigments et couleurs, ce qui est d'ailleurs une observation judicieuse. Mais il n'a pas été jeter un oeil dans la littérature artistique de l'époque où il aurait pu constater que quand on parlait de peinture, on ne parlait jamais de couleurs, comme c'est le cas chez les Philostrate. En revanche, il remarque que le rouge joue un rôle énorme dans la décoration et l'art vestimentaire des Romains, sans parler cependant des fresques des demeures de Pompéi, des demeures luxueuses des patriciens jusqu'aux lupanars. L'intérêt des études de Michel Pastureau c'est qu'il est un grand connaisseur du métier de la teinturerie et de l'héraldique, ce qui lui permet d'explorer un champ assez vaste et révélateur. S'il omet pour les arts plastiques, il peut au moins parler en connaissance de cause des autres questions. Il observe ensuite ce que représente le rouge dans la chrétienté et remarque que les Pères de l'Eglise ont eut l'idée de trouver une clef symbolique aux couleurs. Le rouge est souvent associé aux démons, mais aussi au sang et donc à la violence, au paganisme, etc. Bien sûr, le sang du Christ a une autre valeur, et on s émet à imaginer des pressoirs et aussi des bassins où les croyants viennent se baigner nus. La Vierge porte un manteau de couleur bleue, mais aussi une robe rouge, signe de son pouvoir (Marie Madeleine, note-t-il portait aussi ce vêtement dans certains tableaux). Le rouge est la couleur de l'Eglise (une croix rouge sur fond blanc). C'est en tout cas ce registre bicolore qu'ont choisi les peintres de la fin du Moyen Age jusqu'à Tiepolo, qui a fini par figurer la Vierge en blanc. Le rouge désigne en général la puissance. Mais cette symbolique est relative et va être peu à peu abandonnée. Dans le reste de l'ouvrage il évoque les différents rôles que le rouge a joués dans nos sociétés occidentales et évoque même le rose. Il a même tenté de parler du rouge des peintres, mais d'une manière trop schématique. Ce livre est intéressant malgré ses lacunes, est très bien illustré, dommage que le texte ne commente pas toujours ces reproductions !




Art et religion de Chauvet à Lascaux, Alain Testart, « Bibliothèque illustrée des histoires », Gallimard, 376 p., 26 euro.

Il ne fait aucun doute que cet ouvrage va devenir l'ouvrage de référence incontournable pour l'art préhistorique. En effet, il nous présente tous ses aspects avec un système très clair de classification. Pour la première fois, on peut avoir une vision global de ce qu'on produits les hommes de ces temps reculés. Le choix qu'a fait Alain Testard a été, au début, d'établir une typologie complète des animaux peints sur les murs des cavernes. Ces compositions ne présentent pas de paysages, seulement des chasseurs et des proies. L'auteur nous montre ce qui distingue ces animaux colorés et en montre les principales catégories, qui se réduisent en fait à un nombre très limité de sujets. Il montre aussi que les relations entre eux sont régies par des codes symboliques. Le principe naturaliste évidemment est contrebalancé par des situations imaginaires qui ont dû avoir une signification précise. Quant à l'être humain, il est souvent « bestialisé », se présentant comme une figure mi-homme, mi- animale. Elle est aussi souvent stylisée, plus que les bêtes représentées. Il est clair, au terme de cette première partie de son ouvrage, que la dimension mythique a immédiatement sous-tendu ces scènes. Et il n'oublie pas de consacrer un chapitre aux anomalies, qui ne sont d'ailleurs pas très nombreuses. Il réfute ensuite la thèse du chamanisme : il pense que ces peintures renvoient à un monde primordial. La démonstration n'est ici qu'à moitié convaincante. En revanche, il montre très bien la grande variété de ces figurations, comme on peut le voir à Almatira avec les « Bisons endormis ». La seconde partie nous présente une réflexion sur leur nature et leur sens. Il est convaincu qu'il ne s'agit pas d'un décor et qu'il ne s'agit pas de simples signes. Il a tenté de classer les signes « abstraits » comme l'avait fait Leroi-Gourhan en signes féminins et signes masculins, ce qu'il réfute en apportant des preuves tangibles de ce qu'il avance. Il y décrit aussi les profils féminins et les détails anatomiques des statuettes et des dessins. Et il poursuit avec les figurations masculines où le phallus tient une place considérable, comme la vulve pour les femmes. Il fait observer que les dessins des femmes est souvent morcelé et montre l'importance des « pendants » triangulaires. Enfin, la dernière partie concerne l'organisation spatiale de ces oeuvres parfois impressionnantes pour leur dimension et leur richesse plastique. Il en tire des conclusions sur plusieurs constantes qui seraient liées aux règles de la religion de cette période lointaine. Sans pouvoir entrer dans le détail de ses thèses, il est évident que l'auteur a souhaité porter un éclairage nouveau sur cet art, et il est certain que celles-ci vont soulever des polémiques sérieuses. Toutefois, pour ce qui nous concerne, ce livre est une mine pleine d'enseignements. Et sa recherche ne met pas en pièce la pensée de Georges Bataille sur Lascaux. L'une et l'autre peuvent pleinement cohabiter.




Peindre la banlieue, de Corot à Vlaminck, 1850-1950, Atelier Grognard, Rueil-Malmaison, sous la direction de Colette Bol-Parisot, 160 p., 19 euro.

Voilà une excellente idée d'exposition. La démographie croissante, la révolution industrielle, l'extension des villes ont profondément changé la France. Les artistes ont pris conscience de cette mutation et ont cherché un havre de paix - et la Nature - dans les environs de Paris. L'école de Barbizon et ceux que nous pouvons lui associer, avec Corot, Daubigny, Français, Rousseau, puis les impressionnistes, avec Monet, Sisley, Pissarro, Millet, Caillebotte, ont tracé la voie d'une relation intense et étroite avec ce que la banlieue pouvait encore avoir d'authentique et de charmant. Par la suite, la mode se crée d'aller passer une journée sur les bords de la Marne et les guinguettes attirent le petit peuple parisien (il y a Les Guinguettes de Robinson peintes par Maurice Utrillo). Mais aussi plaisant soit-il, ce petit voyage dans les banlieues ne se limite pas à ces seules considérations. On y voit aussi la progressive industrialisation de certaines zones et puis l'exploitation de grandes carrières, l'essor du transport fluvial, déjà très ancien, mais qui prend des proportions considérables. La banlieue connaît elle aussi des transformation dont on peut voir ici les signes dans des tableaux de Maximilien Luce, d'Edouard Dantan ou de Jules Edouard Lardenais. On y discerne de plus en plus de hautes cheminées fumantes et de grands bâtiments ingrats. Assez étrangement, le goût de la campagne, du loisir et l'omniprésence des manufactures paraissent avoir partie liée dans le temps. Sans doute toutes les toiles présentées ne sont pas les meilleures qu'on puisse rêver et quelques artistes sont d'un intérêt bien modeste. Mais on peut y découvrir un beau Raoul Dufy et des pièces remarquables de Marcel Gromaire, peintre un peu trop oublié. Bien sûr on aurait aimé une exposition ayant plus d'ampleur, voir des oeuvres plus notoires, mais en l'occurrence on aurait tort de trop se plaindre : on trouve dans ce catalogue de quoi comprendre les enjeux d'une longue période de notre histoire, qui a abouti en gros à faire de la banlieue une extension un peu chaotique de la capitale. Cette exposition mérite le déplacement. Et l'on se prend à rêver devant la périssoire d'Hervier de Romande (vers 1890).




Kunihiko Moriguchi, vers un ordre caché, Maison de la culture du Japon à Paris, 112 p., 14 euro.

On ne peut qu'être rempli d'admiration devant les oeuvres de Kunihiko Moriguchi. Ce sont des kimonos, qui sont présentés à plat, pliés selon les conventions rituelles. Mais ces kimonos, magnifiquement agrémentés de formes colorées souvent géométriques, sont en même temps des tableaux. Il ne fait aucun doute que la confection des kimonos a été un art dans la culture japonaise depuis fort longtemps. Mais ce qu'apporte cet artiste c'est une forme de modernité qui est absente de ce genre d'habillement (en dehors des kimonos d'intérieurs masculins qui sont le plus souvent très simples et comportant des rayures sans aucun élément décoratif sophistiqué). Les kimonos ont une fonction traditionnelle, et ne servent plus que dans des occasions très précises et très rares. Seules les geishas et tels acteurs du théâtre nô ou kabuki les portent encore pour des raisons faciles à comprendre. L'exposition de la Maison de la culture du Japon est une splendeur. On ne peut que tomber sous le charme de ces compositions d'un raffinement inouï, la plupart du temps d'une grande simplicité (les recherches le plus élaborées sont peut-être les plus décevantes). Le choix des couleurs est surprenant, car on ne parvient pas toujours au premier coup d'oeil à percevoir toutes ces subtilités. Je prendrai pour exemple un kimono baptisé Ondes lumineuses (1989) avec du bleu indigo, du noir et du blanc, car le bleu ne fait que rendre moins prégnant le noir. Mais le maître est aussi peintre et ses tableaux sont souvent d'une géométrie extrêmement épurée avec l'emploi du noir (prédominant) et du blanc. Cette exposition est une révélation qu'on aurait bien tort de ne pas savourer.




Giacometti, la rue d'un seul, suivi de Visite fantôme de l'atelier, Folio, 96 p., 5,40 euro.

Le romancier d'origine marocaine Tahar Ben Jelloun a écrit deux courts textes sur Alberto Giacometti, qui sont des méditations sur le grand artiste suisse. Le premier d'entre eux est assez singulier, car il s'est mis en tête de montrer comment a pu s'opérer la relation entre les figures sculptées de celui-ci et le monde réel. Il traque donc dans les rues de la ville ce qui pourrait expliquer cette relation assez étrange et fascinante entre ses bronzes et ce que l'écrivain a pu percevoir au cours de ses promenades. Cette manière d'envisager la question n'est pas dépourvue de sens, car Giacometti a bel et bien extrapolé son Homme qui marche ou son Chien de la réalité physique. Mais l'individu comme l'animal ne sont pas des êtres singuliers, mais une forme de quintessence de ce qu'ils peuvent être dans son esprit. Ce qui ne signifie pas qu'il ait été un lointain disciple de Platon et qu'il ait tenté de traduire ce que telle forme vivante pouvait posséder d'idéal. Ce serait même le contraire. Il y avait chez lui une démarche proprement existentialiste, et dans le sens fort du terme (d'ailleurs Jean-Paul Sartre a écrit deux très beaux essais à son sujet). Ni liée au singulier, ni sublimée, la sculpture de Giacometti tente de traduire dans son langage ce qui fait la dimension sensible et intelligible de l'être. Elle est à la fois intemporelle et ancrée dans la réalité de son temps. C'est peut-être ce paradoxe qui a fait toute sa puissance. Quant à la Visite fantôme de l'atelier, c'est un texte très instructif, car ce lieu a disparu et comme l'auteur le raconte, les dessins et écritures aux murs ont été déposés comme une précieuse fresque de la Renaissance. L'écrivain a très bien su restituer l'esprit du lieu et ce qui en faisait la singularité en s'appuyant sur des témoignages importants, comme celui de Jean Genet. En somme, ce livre est à recommander aux personnes qui voudraient découvrir l'oeuvre du grand artiste et ébaucher à sa suite une méditation sur tous ses aspects, sur toute sa complexité qui se condense dans une grande simplicité de ses apparences, au-delà de la simple observation formelle.




Nouvelles Hébrides, suivi de Dada-surréalisme 1927, préface de Marie-Claire Dumas, « L'imaginaire », Gallimard, 308 p., 10,50 euro.

Robert Desnos a longtemps été regardé par ses amis comme le poète phare du surréalisme avant de se brouiller avec André Breton à la fin des années vingt. Dans ce recueil, on trouve des manuscrits qui avaient été achetés par le grand collectionneur Jacques Doucet et qui étaient demeurés longtemps inédits. D'abord intitulé Pénalité de l'Enfer (un titre suggéré par une étude sérieuse de Joseph Otolan publié en 1883 qui étudiait L'Enfer de Dante), c'est un livre difficile à définir. Son auteur l'a qualifié de « roman » par défi et par dérision. En effet, le livre est une sorte de pastiche et de mélange de différents genres, allant de l'onirisme aux aventures le plus échevelées et, cela va de soi, par l'érotisme. Par exemple La Sémillante est un navire qui a fait naufrage au large des côtes corses alors qu'il se rendait en Crimée en 1855 rempli de soldats. C'est trop et tout à fait impubliable alors - c'est Aragon qui a suggéré à Doucet d'acheter le manuscrit. Quant au second ouvrage, Dada-Surréalisme, c'est une commande du célèbre collectionneur qui voulait en 1927 compléter le dictionnaire de la littérature abandonné par Aragon. Ce volume est on ne peut plus passionnant, mais étonne : il est beaucoup question de Dada, essentiellement en France, dont les événements et les publications sont décrits dans le menu détail, et très peu du surréalisme dont Desnos avait été exclu après de féroces polémiques (comme beaucoup!) On y apprend pas mal de choses et il sera désormais incontournable pour celui ou celle qui aura l'envie d'explorer les avant-gardes des années vingt.




Les Aventures d'Augie March, Saul Bellow, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Michel Lederer, Folio, 912 p., 9,70 euro.

Je n'ai lu ce long roman qu'il n'y a que quelques années et ce fut pour moi un choc : j'y avais trouvé non seulement une écriture fabuleuse et une manière de conter assez rare, mais aussi un digne précurseur de la Beat Generation. Il est peu crédible que Jack Kerouac se soit inspiré de ce livre exceptionnel paru en 1953, car il avait déjà écrit On the Road (Sur la route) depuis un certain temps. Mais des points de convergence apparaissent entre Saul Bellow (1915-2005), qui recevra le prix Nobel en 1976 , et Kerouac, qui était son cadet. C'est le troisième roman de Bellow (il avait fait paraître le premier, Dangling Man, en 1944, et le second, The Victim, en 1947), dans un esprit totalement nouveau. C'est d'abord un voyage à travers les Etats-Unis, un voyage social et politique puisqu'il se déroule à l 'époque de la grande Dépression, donc entre 1929 et le début de la guerre, c'est aussi un voyage épique et enfin un voyage de la judéité transposé en Amérique du Nord (l'auteur est né au Canada de parents venus de Russie). D'une certaine façon, mais pas dans une optique critique, et sans doute sans préjugé polémique, il se démarque de l'Ulysse de James Joyce. L'esprit du voyage en est l'antithèse. Ce que veut montrer l'écrivain à travers le regard de son jeune héros dont le point de départ est Chicago, ce sont des figures très symboliques de son pays, même si elles sont toutes très singulières et originales. Toutes ces personnes rencontrées au cours de son périple disent quelque chose de ce monde en pleine crise et révèlent aussi la personnalité du jeune garçon. C'est son apprentissage de la vie, mais aussi celui d'une certaine culture, déjà bien loin de celle de l'Europe, même si elle lui doit encore beaucoup. Les Etats-Unis sont vraiment un Nouveau Monde dans tous les sens du terme, et ces émigrés ou enfants d'émigrés cherchent tous le moyen de devenir de vrais Américains, c'est-à-dire de partager des valeurs essentielles (mais pas toutes, loin s'en faut). Ce qui frappe ici, c'est le caractère rapide, vivace, pléthorique du style et la narration qui est marquée par une véritable bousculade de personnages et de faits. Il y a une sorte de précipitation dans le récit qu'on retrouve dans Sur la route (mais pas dans les grands romanciers de son époque comme John Steinbeck et même Henry Roth, tous deux choisissant la voie du réalisme) quelque chose qui va à un rythme effréné et qui ne cesse de déplacer la géographie du voyage, mais aussi les figures qui y appartiennent et y jouent un rôle plus ou moins important, les cas d'espèce dans la société, les relations qui existent entre les individus en fonction de leurs aspirations, de leurs espoirs, et de leur faculté d'affronter un état de fait économique aussi dramatique. Bellow est le maillon manquant entre Thomas Wolfe et Kerouac, cela ne fait aucun doute. C'est aussi l'un des grands fondateurs de la littérature juive dans ce grand pays alors que les frères Singer étaient presque entièrement tournés vers leurs pays d'origine en Europe et le Yiddishland. Il est l'inventeur dans la prose, après John Dos Passos (celui de Manhattan Transfert et de la trilogie U.S.A.) d'une forme spécifique à la modernité de son pays, d'une identité nationale traversée, paradoxalement, par l'expression d'une identité particulière. Ce n'est pas uniquement un point nodal de la littérature américaine du XXe siècle : c'est un chef-d'oeuvre de la littérature tout court, qui ne souffre jamais de son excessive longueur, et qui doit figurer aux côtés des plus grandes oeuvres, avec ce défi lancé et réussi de faire de l'écriture un moyen de locomotion à grande vitesse et échevelé.




Chants du désespéré, 1914-1920, Charles Vildrac, « Poésie », Gallimard, 96 p., 6,20 euro.

L'auteur a changé de nom : il est né Charles Messager en 1882. C'était le fils d'un communard et en a conservé les opinions anarchistes. Il a fondé en 1905 avec l'écrivain Georges Duhamel et le peintre Albert Gleizes (entre autres) le groupe de l'Abbaye de Créteil qui partageaient avec lui des idéaux humanistes et libertaires, qui imitait un peu l'Abbaye de Thélème de François Rabelais. Mais l'expérience de la guerre laisse une marque très profonde dans son esprit et son second recueil de poèmes, Chants du désespéré, paru en 1920, en est la première et intense manifestation. On ne trouve pas chez lui le souci formel de ses contemporains, ni la recherche d'un langage nouveau, mais plutôt le besoin d'une écriture limpide, franche, sans aucun détour, qui lui permette de dire ce qu'il pense avec force. Il ne chante pas la guerre comme Apollinaire et Marinetti, mais ne parle guère des combats sanglants et des épreuves subies. Il évoque le destin du peuple et des moments où l'homme perd son courage, sa force physique et morale et même sa nature propre (dans « Il y a d'autres poèmes », il nous confie : « J'aurais pu peupler ce livre / de pauvres oiseaux sanglants / Aux yeux pleins d'horreur... », mais il a postulé pour une autre façon de narrer l'horreur) . Il évoque parfois un camarade tué au combat, mais ne tient pas une sorte de journal de « sa » guerre. C'est une oeuvre qui peut surprendre, mais qui est celle de la divinité d'un être face à ce qui le dépasse et peut l'écraser. Il conserve un ton intime et bien loin de toute emphase. Non, ce n'est pas un témoignage ni une autobiographie, mais la somme d'une parenthèse dramatique dans une existence.




Du bon visage de la régression. A propos de trois rêves de Descartes, Bertam D. Lewin, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Michel Gribinsky, « Connaissance de l'inconscient », Gallimard, 126 p., 12,50 euro.

Bertam D. Lewin (1896-1971) ne fait pas partie des grands noms de la psychanalyse. il est pourtant l'un des rares à avoir profondément marqué l'école freudienne outre-Atlantique. A l'origine, cet essai fut une conférence prononcée lors des 7th Freud Anniversary Lectures en 1958. Lewin, après quelques considérations sur la nature du rêve, sur son bien fondé, après avoir examiné la question de « l'homme spectateur sans pertinence des spectacles du monde » (à partir d'une réflexion de Newton, s'interroge sur les deux aspects du rêve, sensation corporelle et sensation mentale. Il évoque sa propre théorie du rêve comme projection sur écran. Et l'expose à travers les trois rêves racontés par René Descartes le 10 novembre 1619. Chacun d'eux a provoqué le réveil du philosophe qui s'en rendormit aussitôt. Non seulement les songes de ce dernier sont très curieux, mais l'analyse qu'en a faite Lewin est tout aussi singulière. Descartes avait tenté de les comprendre et s'était forgé la certitude que les deux premiers se référaient au passé alors que le dernier, celui du livre et de l'homme mystérieux, avait trait à son futur. Sigmund Freud avait pris connaissance de ces curieux rêves de Descartes quand l'un de ses correspondants les lui avait envoyés. Il a rédigé un court texte à leur sujet en 1923 où il parle de « Traume von open », de rêve vu d'en haut, c'est-à-dire des scènes qui auraient pu être créées aussi bien en état de veille que pendant le sommeil. Et il en profite pour faire une petite digression sur le voyage des mots dans les langues des pays étrangers, qui se déforment dans leur transmission et leur étymologie. C'est un livre intéressant à bien des égards, et pas exclusivement fait pour les professionnels de la psychanalyse.




Rêve diurne, station debout & utopie concrète, Ernst Bloch, entretiens avec José Marchand, Lignes, 144 p., 19 euro.

Ce long dialogue nous permet de mieux connaître la personnalité et la pensée d'Ernst Bloch, que nous connaissons assez mal en France. Ce philosophe allemand (1885-1977) a sans doute été l'un des penseurs le plus originaux du marxisme. Il a été très tôt un partisan de l'utopie contre le matérialisme pur et dur. et du pragmatisme politique Devenu l'ami de G. Luckàs en 1918, il écrit alors son premier grand livre, l'Esprit de l'utopie, puis Spuren (Traces), qui a paru en 1930. Il n'a jamais abandonné cette vision du socialisme, et il l'a exprimée dans ses principaux ouvrages, dont Freiheit und Odnung (1947) et Das Prinzip Hoffnung, le Principe espérance (1954-1959). Il a écrit aussi bien sur Hegel que sur Thomas Muntzer, sur l'athéisme et le christianisme, sur le problème du matérialisme. Son oeuvre est vaste et mérite un meilleur sort que celui qu'on lui a fait ici ! Prenons le commentaire qu'il fait à partir de son ouvrage intitulé Héritage. Il nous fait remarquer que dans le monde marxiste, les plus grands penseurs en la matière, comme Luckàs, ne considèrent que deux choses : les mouvements révolutionnaires et les points hauts de la civilisation (la Grèce de Périclès, la Renaissance italienne, etc.). Pour lui, les choses sont bien plus complexes et il considère que des statuettes de l'Afrique noire peuvent valoir autant qu'un chef-d'oeuvre de Phidias. Les expressionnistes, Max Ernst et Chirico sont aussi des créateurs qui méritent de jouer un rôle sur un échiquier composite et donc complexe. En sorte qu'il est nécessaire de penser les périodes culturelles dans d'autres terme qu'apogée et décadence (les nazis parlaient eux de « pourriture »). Il pense aussi que le cheminement d'une pensée peut prendre des voies surprenantes car la notion de Troisième Empire passe par Joachim di Fiore, puis par Schelling et Heine pour finir par donner le Troisième Reich, successeur du Saint Empire Germanique et de la monarchie de Guillaume ! En somme, Ernst Bloch apprend au lecteur à repenser les choses et fait preuve d'une ambition pédagogique, mais aussi propédeutique pour amender toute conception marxiste digne de ce nom.




Le Cas Ellen West, schizophrénie, Ludwig Binswanger, traduit de l'allemand par Philippe Veysset, « Bibliothèque de philosophie », Gallimard, 272 p., 28 euro.

Le nom de Ludwig Binswanger (1881-1966) n'est sans doute pas très familier à la plupart d'entre nous bien qu'il ait été pas mal traduit en français. Ce psychiatre suisse, a été surtout un psychanalyste doublé d'un philosophe : il a d'abord connu Jung, puis est entré en relation avec Freud, et les deux hommes ont échangé une correspondance pendant un certain temps. Passionné de philosophie, il a adopté la phénoménologie d'Husserl et surtout la pensée de Martin Heidegger. Cela l'a conduit à imaginer une autre forme de psychanalyse, la Dasseinanalyse (traduit en français par « analyse existentielle ») au cours des années trente. Il a étudié plusieurs cas cliniques dans Schizophrenie (1957) dont cette étude a fait partie. Il relate d'abord l'histoire de cette jeune Ellen Weiss à parti de ses propres journaux intimes, de ses poèmes, de sa correspondance et aussi des observations cliniques qui ont pu être faites. Ellen Weiss a commencé à être angoissé par l'idée de grossier. Cette hantise ne cesse de croître. Elle fait une psychanalyse qui n'aboutit pas. Elle tente plusieurs fois de suicider et est interné dans un institut spécialisé. L'interprétation de ce cas, dont les symptômes sont d'ailleurs mieux connus aujourd'hui avec la multiplication des cas d'anorexie et de boulimie, passe par différents stades, d'abord celui de la clause existentielle puis par celui du dassein heideggerien, ce qui pose un problème pour qui n'est pas familier du philosophe allemand. Mais on comprend qu'il veut élargir le champ d'investigation en prenant en ligne de compte l'être-au-monde et l'être-hors-monde. Le résultat est une réflexion assez complexe, mais qui a le mérite de déplacer les coordonnées de la psychanalyse et de lui fournir de nouveaux instruments d'investigation. Si cet ouvrage est vraiment réservé aux professionnels de la question, il pourrait néanmoins apporter une nouvelle base de méditation aux suiveurs ou admirateurs d'Heidegger. Cet étonnant métissage théorique n'est pas aussi absurde qu'il peut sembler, et je crois qu'il peut être positif par rapport à la pratique analytique, car l'étude existentielle que l'auteur préconise est vraiment plus vaste que ce que cette discipline propose.




Christophe Cartier, Musée Paul Delouvrier, 72 p., 15 euro.

Je prends appui sur cette publication récente (2012) pour dire deux mots de l'exposition que Christophe Cartier montre à la galerie Detais à Paris. De prime abord, son oeuvre est déconcertante, souvent entre l'abstraction et la figuration, et utilisant surtout la peinture, mais aussi la photographie, avec un grand parallélisme entre les deux modes d'expression, qui ne coïncident pas entièrement, même s'ils présentent beaucoup de points communs entre eux. L'artiste ne peint pas directement sur la toile, ou assez peu. Il utilise un système de collages et de relatives transparences qui donne à ses tableaux un aspect étrange et assez unique. Quand il offre au regard des nus de femmes, on ne parvient jamais à saisir la figure comme on pourrait le faire devant un tableau de Cabanel, mais même devant un Manet. Il a des affinités lointaines avec Bonnard, non dans sa technique, mais dans sa façon de disséminer dans l'espace les intensités chromatiques et lumineuses. Mais la comparaison se limite là. Comme il est difficile de décrire ses compositions, malgré leur simplicité (il y a toujours cette échappée vers l'abstraction qui est saisissante et parfois va jusqu'à effacer le sujet), cette relation avec le grand précurseur peut donner une idée de ses intentions, qui sont forcément ambiguë). Mais c'est cette ambiguïté à la fois formelle et iconographique qui donne toute leur valeur à ces créations. Quand on observe son Ophélie (2016), on ne sait pas si la jeune fille flotte sur ou sous l'eau, le doute est entretenu car la peinture recouvre son corps en partie. C'est étrange et beau. Il y a beaucoup de sensibilité et de raffinement dans cet ensemble de toiles, mais pas d'affection. Ce que nous voyons n'est pas dépourvu de force et ce sont des peintures qui « tiennent » et possède une richesse dans ses combinaisons de tonalités. En somme, voilà un artiste discret, mais qui possède de réelles qualités.




Réforme sociale ou révolution ?, Rosa Luxembourg, avant-propos de François Lyonnet, « Carnets », L'Herne, 96 p., 7,50 euro.

Ces écrits de Rosa Luxembourg (1871-1919, d'origine polonaise) sont consacré aux deux grands courants socialistes : celui du réformisme et celui de la révolution. La grande théoricienne allemande qui a été exécutée à la fin de l'insurrection spartakiste dont elle avait un des deux leaders, s'interroge sur ce que comporte l'idée de réformisme dans la perspective du socialisme. Depuis longtemps membre actif du SPD, elle a pris part à la violente querelle avec Eduard Bernstein, qui remit en cause les fondements marxistes du mouvement pour envisager une voir par la réforme progressive. Elle a été l'une des plus acharnée à combattre ses théories et en a fait un livre où elle résume tous ses arguments. Elle montre, par exemple, que les coopératives ouvrières, d'inspiration authentiquement socialistes, finissent par devoir s'adapter au capitalisme sous peine de mourir. Elle a affuté ses arguments et les a multipliés avec une sorte d'obstination pour couper court à ces tendances visant à pactiser avec la bourgeoisie. Elle a choisi avec résolution pour une ligne maximaliste. Cette militante qui professe à Marx une obéissance absolue, a prouvé l'efficacité de sa pensée, malgré l'échec de la révolution en Allemagne après la Grande Guerre. Ce livre nous fait ainsi découvrir cette femme peu commune qui a été aussi un grand orateur et également une fine dialecticienne.
Gérard-Georges Lemaire
15-12-2016
 

Verso n°136

L'artiste du mois : Marko Velk

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La rédaction

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Christophe Cartier au Musée Paul Delouvrier
du 6 au 28 Octobre 2012
Peintures 2007 - 2012
Auteurs: Estelle Pagès et Jean-Luc Chalumeau


Christophe Cartier / Gisèle Didi
D'une main peindre...
Préface de Jean-Pierre Maurel


Christophe Cartier

"Rêves, ou c'est la mort qui vient"
édité aux éditions du manuscrit.com