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[verso-hebdo]
24-11-2016
La chronique
de Gérard-Georges Lemaire
Chronique d'un bibliomane mélancolique

De la caricature à l'affiche, 1850-1918, sous la direction de Réjane Bargiel, Les Arts décoratifs / Palais Lumière, Evian, 216 p., 45 euro.

La caricature a été la grande affaire du XIXe siècle. On a d'ailleurs, au vu et au su des événements récents en France, à se représenter son omniprésence et sa virulence, qui est allé au fil des décennies. Les dessins figurant Mahomet qui ont fait scandale et qui ont entrainé cet horrible attentat frappant les principaux rédacteurs de la revue Charlie Hebdo auraient semblé bien fades à la Belle Epoque. Il suffit, pour s'en convaincre, de feuilleter, par exemple, L'Assiette au Beurre. Les périodiques satiriques se sont multiplié et ont rivalisé de férocité et de mordant sur tous les sujets imaginables, de la politique aux arts plastiques, de la littérature aux sciences. Rien ne peut échapper à l'humour au vitriol de ces dessinateurs qui n'hésitaient pas une seconde à avoir une plume ou un crayon sans pitié pour les grands hommes ou pour les puissants. Ce beau catalogue présente quelques unes des figures marquantes de cet art insolent, comme J. J. Granville, Caran Dache (pseudonyme d'Emmanuel Poiret), Job (pseudonyme de Jacques Onfroy de Bréville), Gustave Jossot, Henri Pille..., la liste est interminables et les talents très différents mais indéniables. Certains se sont spécialisés dans ce genre, d'autres ont diversifié leurs activités, comme l'illustre Leonardo Cappiello qui a excellé dans la réclame. D'autres se sont rendus célèbres dans les affiches de spectacles, comme Daniel de Losques (pseudonyme de Henri-Daniel Thouroude). L'intérêt de cette publication ne réside pas seulement dans la découverte de ces noms d'artistes souvent oubliés. Elle nous offre différents aperçus de cette pratique qui était devenue indissociable de la vie de la société française à cette époque. On découvre qu'il n'y avait aucune limite aux excès de ces princes du portrait charge et des idées les plus radicales, de l'antisémitisme à l'anticléricalisme, en passant par l'anarchisme ou par le socialisme. Ce qui a été mis un peu de côté dans cet ouvrage, sont les artistes peintres ou les graveurs de renom qui ont sacrifié sans aucune honte à cette manie qui a caractérisé l'état d'esprit d'une période conduisant du Second Empire à la Grande Guerre. Honoré Daumier est sans doute le plus célèbre de tous. Mais c'est sans compter Forain, André Gill, Gavarni, Kupka, et beaucoup d'autres. Les écrivains ne s'y sont pas trompés : Charles Baudelaire l'a considéré comme un genre à part entière. Jules Champfleury lui consacre un ouvrage qui a fait date. Je ne veux pas reprocher à l'auteur d'avoir fait abstraction de quelques éléments cruciaux, mais une seule exposition et un seul catalogue n'y auraient pas suffi ! Ce livre peut déjà satisfaire notre curiosité et nous mettre en relation avec un univers énorme et grotesque, où tous les coups de crayons étaient permis (ou presque) et où rien n'était sacré au nom du rire. Au fond, nous sommes bien mal loti dans la matière et nous journaux n'ont plus qu'à nous offrir que de mièvres caricaturistes, le plus souvent dépourvu d'esprit et surtout de la capacité d'allier la cruauté et l'invention. br>



Liberté, égalité, sexualité - Révolutions sexuelles en France 1954-1986, Marc Lemonier, La Musardine, 192 p., 22 euro.

Voici un livre qui doit nous faire réfléchir sur l'évolution des moeurs dans notre malheureux pays. Pendant les années cinquante, la censure était puissante, surtout dans le domaine de l'éros et elle le sera jusqu'à la présidence de Giscard d'Estaing qui la supprimera. De grands livres ont été frappés par cette institution, comme le Festin nu de William S. Burroughs. Mais il y avait un revers de la médaille : les ouvrages dits « de second rayon » étaient vendus « sous le manteau «  et ont permis le développement d'une industrie de livres et e brochures coquines. La littérature érotique connaît une tournant avec deux livres, Histoire d'O, de Pauline Réage, qui est un chef-d'oeuvre littéraire, et Emmanuelle, qui est un peu la transposition du magazine Lui et qui va avoir un succès considérable, se traduisant par une suite des aventure de cette héroïne libertine et par le tournage d'un film sans doute médiocre, mais qui lui aussi a connu un grand succès. Barbarella sera un autre avatar en bande dessinée de cet érotisme très modéré. En somme, le début des années soixante échappe aux polissonneries plus salées, mais aussi plus stéréotypées et souvent dépassées : ce n'est plus en phase avec l'imagine du monde prospère qui s'est imposé. Bientôt les oeuvres du philosophe Wilhelm Reich vont enflammer les esprits d'une nouvelle génération qui ne se satisfait plus des chansons niaises colportées par Salut les copains. L'idée d'une révolution sexuelle et coïncide avec les différents courants politiques de Mai 68. Quant au mouvement de la libération des femmes, il fait son entrée sur cette scène tourmentée qu'au tout début des années soixante-dix. Après, c'est une déferlante, qui passe par la revue Actuel, la loi Veil sur l'avortement, la révolte des prostituées et surtout l'explosion de la pornographie, qui s'installe durablement. C'est là où le bât blesse. Avec son incroyable diffusion et sa banalisation, un courant souterrain de moralité a refait insidieusement surface. En somme, la révolution sexuelle a bien eu lieu, mais n'a pas duré. Aujourd'hui, nous vivons dans une contradiction entre le pornographique et l'éthique, comme deux face d'une même médaille, peu reluisante. Ce que raconte ce livre, c'est l'histoire d'un échec. Et il nous faut nous interroger ce sur ce qui nous a amené là. br>



Paris est une fête, Ernest Hemingway, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Marc Saporta & Claude Demanuelli, Folio, 352 p., 8,20 euro.

Paris sera toujours une fête, préface de Danielle Mérian, Folio, 128 p., 2 euro.


Il s'est créé sur Paris une littérature considérable. L'anthologie présentée par Danielle Mérian, montre que depuis le XIXe siècle, à quel point la capitale française a été la source d'inspiration des écrivains, à commencé par ceux de notre pays : Charles Baudelaire, Emile Zola, Henri Caler, Guillaume Apollinaire, Louis Aragon, Jacques Prévert (on ne peut regretter que l'absent de Léon-Paul Fargue, l'auteur du Piéton de Paris). Et cela a commencé bien avant, comme le prouve l'extrait de François Villon et le texte de Michel de Montaigne ! Des auteurs étrangers ont suivi le mouvement, de Cendrars à Stefan Zweig. Cette anthologie pourrait avoir une ampleur bien plus grande encore. Ernest Hemigway y a sa place, avec l'oeuvre que je préfère de cet auteur, Paris est une fête. Dans ce volume, qui est plus un reportage qu'un roman, a contribué largement à consolider le mythe à l'échelle internationale de cette ville qui est encore pour un temps la capitale des arts et des lettres, où l'on croise des figures désormais de légende, comme celles de Gertrude Stein, Scott Fitzgerald, Ezra Pound, en somme tous ces Américains qui en sont tombé amoureux.
Ce que raconte Hemingway alimente cette légende, mais aussi raconte ce qu'a pu être ce Paris d'avant la guerre, encore héritier des agapes artistiques de Montparnasse. C'est un livre plein de charme et aussi un vadémécum de ce microcosme qui n'a pas cessé un instant d'imaginer son histoire pour l'éternité. Ces pages n'ont pas vieilli pour rien au monde. Plus nous éloignons de cette époque plus elle semble fortes, profondes et surtout authentiques car il n'est pas tombé dans le panneau du pittoresque et du purement anecdotique. C'est un témoignage de grand style, mais aussi un livre de grand style. Les Parisiens feraient bien de le lire ou de le relire, car ils devront y puiser la force et le désir de remonter un nouveau décor avec de nouveaux acteurs et de recréer de la grandeur dans la création et l'image que nous pourrions en avoir. br>


Lettres choisies, Madame de Sévigné, édition de Nathalie Freidel, Folio classique, 752 p., 9,70 euro.

Madame de Sévigné (1626-1696) reste un cas unique dans l'histoire de notre littérature : elle est considérée comme une des plus grandes femmes de lettres du XVIIe siècle sans jamais avoir écrit un seul livre ! Sa correspondance, parue après sa mort, est vite devenue une des grandes références de l'art d'écrire du Grand Siècle. Ses relations épistolaires ne sont pas seulement un magnifique exercice de style. C'est aussi une chronique très vivante et pleine d'esprit de l'époque de Louis XIV, des moeurs en usage à la cour de Versailles, et aussi une chronique très détaillée et parfois caustique et ironique de la vie qui gravitait autour du roi Soleil. Elle affait de la missive un art dans toute l'acception du terme. Elle touche à toutes sortes de sujets, des plus graves aux plus cocasses et anodins, sans aucune hiérarchie et sans se focaliser sur tel ou tel point. Elle était curieuse de tout et ses lettres devaient être un plaisir et un divertissement pour celui ou celle qui les recevait. Mais il n'en est pas moins vrai qu'elles constituent une sorte d'encyclopédie de ce monde qui a voulu, sous l'autorité suprême du souverain, se constituer une culture intense et dépassant tout ce que l'Europe pouvait alors offrir. Contrairement à certaines légendes, ces lettres n'ont pas été connues de son vivant, même si son cousin, Bussy-Rabutin, déclara qu'il avait insérer certaines d'entres elles dans les Mémoires qu'il comptait remettre à Louis XIV. Et pourtant, elles ont rétrospectivement marqué de leur empreinte cette phase de l'histoire où l'ont vit apparaître Racine, Corneille, Molière, Jean de la Fontaine, Bossuet, Descartes et tant d'autres personnages hors du commun, qui ont été les compagnons de nos chères études ! Quand on les lit aujourd'hui, on n'a pas l'impression, en dépit de smille détails datés, d'avoir affaire à des textes issus d'un passé déjà lointain. Elles sont tellement bien tournées et tellement vivace, qu'elles conservent toute leur fraicheur et leur esprit à la fois léger en surface et plus profond qu'il ne semble. Madame de Sévigné, dans le château de Grignan, ne philosophait pas même si elle lisait les philosophes et était d'une grande culture : elle savait forger ses phrases pour les rendre une source infinie de connaissances, mais avec le souci de jamais les rendre pédantes et affectées. Cela reste un chef-d'oeuvre inégalé. br>



Edgar Poe et ses critiques, Sarah Helen Whitman, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Thierry Guillyboeuf, Allia, 126 p., 7 euro.

Il y a deux histoires dans ce livre qui est vraiment passionnant. L'une est celle de cette femme de lettres qui s'est intéressé à l'oeuvre d'Edgar Allan Poe et dont l'écrivain est tombé amoureux au point de vouloir l'épouser. Cette dernière accepte, mais sa famille pose une condition, que le poète cesse de boire pendant le temps des fiançailles. Ce dernier n'a pas réussi à tenir sa promesse et les noces sont annulées. L'histoire est assez singulière pour être rappelée. Ensuite, il y a celle du livre, qui rappelle quelles relations l'auteur du Corbeau avec la critique de son temps. Il faut savoir qu'une biographie calomnieuse a été écrite et publie par un certain Rufus Wilmot Griswold avec la mort de Poe avec une sorte d'acharnement pour ruiner sa réputation. Sarah Helen Whitman a tenu à rétablir la vérité et aussi détaillé l'accueil qui a été fait aux ouvrages de Poe aux Etats-Unis. On s'aperçoit en parcourant ces pages si riches d'informations et de récits d'incidents plus ou moins graves avec les journalistes et collègues contemporains. Il est vrai que Poe n'a pas fait grand chose pour améliorer un quelconque dialogue avec ces derniers et que son oeuvre n'avait rien à partager avec la littérature qui plaisait aux Américains. Ce livre ne se résume d'ailleurs pas au seul rappel de ces malheureuses anicroches. Elle constitue aussi une lecture très pointue de la recherche de Poe aussi bien dans la prose que dans la poésie. Sa personnalité excentrique et sa mauvaise réputation, cultivée par un groupe de personnes malveillantes, peuvent expliquer ce désaccord profond. Mais il n'y a pas que cela : son oeuvre est trop différente pour être acceptée d'emblée. C'est Charles Baudelaire et puis Mallarmé qui vont lui construire une haute réputation. L'essai de cette femme étonnante est absolument indispensable pour comprendre Poe car elle le remet dans un contexte littéraire qui est loin d'être indifférent et explique aussi les fondements d'un certain nombre de ses récits fantastiques quoi ne sont pas sortis tout armés de son cerveau. En somme, il dépasse largement la perspective qu'elle nous propose afin de connaître comment Poe a pu être perçu par ses pairs outre-Atlantique et analysé par eux. br>



Marie Curie, portrait d'une femme engagée 1914-1918, Marie-Noëlle Himbert, Babel, 286 p., 7, 80 euro.

Il ne s'agit pas ici de la énième biographie de la célèbre physicienne. Dans cet ouvrage, l'auteur nous introduit à un aspect assez peu connu de son action, c'est de quelle façon elle a pu vivre la période la Première guerre mondiale et réagir à ce qu'elle a pu voir quand elle s'est portée volontaire pour secourir les blessé. Elle ne s'est pas contentée d'une action charitable et courageuse, mais a tenté de savoir comment ses recherches pourraient être utiles pour soigner les grands blessés. Pour la première fois , les rayons x sont utilisés pour détecter les éclats d'obus dans le corps de ces malheureux. Elle fait des observations sur ces blessures graves, écrit à leur sujet, fait des communications devant ses collègues, tout cela avec un sens du devoir prononcé, mai s aussi une volonté de faire en sorte que la science puisse apporter un soulagement à ceux qui souffrent. Elle doit se mesurer à une administration lente et tatillonne et aussi faire face à pas mal de méfiance pour les techniques médicales qu'elle a proposées alors. Ce livre nous fait découvrir un aspect de ce grand savant dont les découvertes qu'elle a pu faire avec son mari ont été une contribution essentielle alors. On découvre une autre personne que celle qu'on a pu découvrir dans les biographies et dans les films qui la célèbrent : une Mère Courage de l'expérimentation la plus avancée pour aboutir à des applications pratiques qui pourraient apporter du bien aux hommes qui ont été les victimes de ce conflit titanesque et qui a laissé tant de grands blessés, de mutilés et d'aliénés. br>



Le Prince des cravates, Lucien Daudet, « La Petite Vermillon », La Table Ronde, 112 p., 5,90 euro.

Lucien Daudet (1878-1946) a toujours eu à souffrir de la présence encombrante de son frère aîné, Léon. Tous les deux écrivain, Léon Daudet s'est fait connaître comme l'une des grandes figures de l'Action française, la politique ayant tenu une place aussi importante dans sa vie que la littérature. De plus la grande notoriété de son père, Alphonse, ne l'a pas été à se faire une réputation dans le monde de la culture, d'autant plus qu'il a beaucoup hésité avant de choisir sa voie. Il a désiré être peintre, a fréquenté l'Académie Julian et a été l'élève de J. MN. Whistler. Il a présenté une exposition chez Berheim-Jeune en 1906. Mais il n'a pas donné suite à cette tentative qui semblait prometteuse et il a décidé de se tourner vers la littérature. Et il a été le biographe de l'impératrice Eugénie, qu'il admirait sans réserve, et de son père en 1941. Il s'est essayé aussi au théâtre avec le Paradis perdu, qui a été représenté en 1923. Quant à son oeuvre en prose, elle a été publiée et appréciée, mais n'a jamais touché le coeur d'un large public. On le présente d'abord comme un homosexuel raffiné, qui a eu une passion pour Marcel Proust qu'il avait rencontré lors des jeudis organisés par son père. Proust n'a pas été du tout indifférent aux sentiments du jeune homme. Jean Lorrain et Proust se sont même battus en duel à cause de cette affaire ! Mais l'écrivain a été largement gommé par la postérité. La réédition de cette courte fiction, le Prince des cravates, pleine d'esprit, qui est l'histoire d'un esthète, Albert Salvage, qui se retrouve dans la propriété du riche Archibald Glenlyon Sterton dont la femme s'entiche de lui. Il y fait preuve de beaucoup d'amour et d'un subtil raffinement. Marcel Proust a pris la plume en septembre 1910 pour défendre ce roman original en des termes élogieux. Il n'en a pas moins été vite oublié ! br>



Auschwitz. L'archive et le témoin, traduit de l'italien par Pierre Alféri, Pivaches poche, 208 p., 8 euro.

Giorgio Agamben a consacré un important ouvrage à Auschwitz sous-titré L'Archive et le témoin. On a l'impression que dès qu'on prononce ce nom, tous les chemins mènent à Theodor W Adorno (1903-1969), un grand intellectuel juif allemand qui s'est exilé à temps et a créé aux Etats-Unis l'Institut de Recherche Sociale. Quand il a écrit un article baptisé « L'Ornière morale d'Auschwitz », Alain Finkielkraut le cite : « Penser et agir en sorte qu'Auschwitz ne se répète pas, que rien de semblable n'arrive. » Et pourtant, bien des assassinats de masse ont eu lieu depuis lors, en Afrique ou au Cambodge ! Agamben, lui, cite une autre phrase de l'exilé allemand aux Etats-Unis, bien plus célèbre : « après Auschwitz on ne peut plus écrire de poème ; et il ajoute qu'après cette tragédie inouïe tout culture n'est plus qu'un tas d'ordure ». Toutes ces belles pensées me semblent particulièrement absurdes. Elles sont répétées inlassablement comme si elles avaient le pouvoir d'exorciser que même Dante Alighieri n'aurait pu imaginer dans son Enfer. Giorgio Agamben commence son étude par une considération curieuse : il se persuade que les hommes et les femmes ont survécu à cet enfer en ayant rivé à l'âme l'idée de survivre pour témoigner. Or, c'est justement ce que ces survivants n'ont pas fait : ils n'ont pas écrit et n'ont même pas parlé à leur proche. Ils ont reconquis la vie coûte que coûte après avoir connu la mort dans toutes son horreur et en lui étant explicitement offerts par leurs bourreaux. Sans doute le philosophe a-t-il songé à Primo Levi, qui avait écrit son récit du camp Si c'est un homme, qui a été refusé par presque tous les éditeurs italiens et qui n'a paru qu'en 1947 chez le modeste De Silva de Turin et n'a eu de succès qu'en 1958, quand il a été repris par Einaudi. La Tregua (la Trêve), l'histoire épique de sa libération et de son retour dans le Piémont a été publiée en 1964 e I sommersi e i salvati paraît en 1986, un an avant son suicide. Il a été le premier à faire un livre sur son expérience à Auschwitz. D'autres suivront, comme le prix Nobel de littérature Imre Kertesz (1929-2016), dont Etre sans destin, son autobiographie dans les différents camps de la mort, n'est sorti de presse qu'en 1975. En 1993, il a publié L'Holocauste comme culture. Mais ce sont des exceptions. Et les langues se sont déliées tard, très tard. Les survivants ont fondé des familles ou sont partis sur d'autres continents, ou ont créé Israël. Mais leur témoignage est venu tard : quand on a bien voulu les écouter...
Les réflexions sur ceux qu'on appelait les « musulmans » (c'est-à-dire ceux qui se laissaient mourir) sont bien plus pertinentes. Car c'est au fond le comble de l'inhumanité et même l'abandon de l'instinct le plus animal chez l'homme. La perte total de l'humain. Et voilà qu'il brode sur l'industrie de la mort, dont il retrouve des sources en particulier chez Héraclite et encore plus bizarrement chez Rainer Maria Rilke, qui stipulait que seul comptait la masse et non plus le nombre dans le Livre de la pauvreté et de la mort. Mais Giorgio Agamben a-t-il pris à bras le corps la question d'Auschwitz ? Je n'en ai pas eu l'impression. Il a voulu se cacher derrière le concept d'archivage qu'il emprunte à Foucault (mais qui est une notion propre à tout historien digne de ce nom !) -, il aurait d'ailleurs pu se référer aux oeuvre de l'artiste Christian Boltanski, qui lui aussi a traduit ce cauchemar colossal par la constitution d'archives. Ce ne sont pas les archives (indispensables, bien sûr pour la connaissance des faits aujourd'hui et demain), mais de la mise en scène d'une horreur perpétuée au quotidien, avec des centaines et des milliers de morts par jour. La philosophie butte sur le problème, se réfugie sur le s cas singuliers et cherche une issue désespérée dans la poésie comme le fait Agamben. Pas la peine de gloser sur l'idée de reste dans la Torah. Pas la peine non plus de pleurer sur la langue maternelle perdue (ici, il est question du yiddish) en se rappelant une phrase d'Hanna Arendt. Bien sûr tout cela n'est pas faux et fait partie de l'ensemble. Mais il s'est produit ici l'innommable. Et cet innommable, il faudrait bien le nommer avec la force de Dante Alighieri ou l'imagination fertile de Curzio Malaparte pour restituer la machinerie de mort dans toute sa dimension. La banalité de la mort, qui est aussi discutée dans ce livre, est un point délicat : je ne crois pas que la mort à cette échelle démentielle ait pu devenir banale, mais permanente et obsessionnelle : il n'y avait pas d'autre spectacle ! Faut-il lire le livre de Giorgio Agamben, oui, bien sût, malgré toutes mes réserves. Ce sera une initiation pour beaucoup et pour ceux qui savent le point de départ d'une méditation peut-être plus pertinente.
Gérard-Georges Lemaire
24-11-2016
 

Verso n°136

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