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[verso-hebdo]
27-10-2016
La chronique
de Pierre Corcos
Peintres illustrant la crise.
Toujours dans une visée hiérarchisante, on a trop vite tendance à opposer l'illustration, supposé art mineur, à la peinture, en partant de cette idée, juste a priori, que le peintre créateur est indépendant de son objet, lequel ne sera plus qu'un motif, tandis que l'artiste illustrant un texte ou un fait, un événement, ne peut trop s'en éloigner, renonçant par là même à de pures recherches formelles... Mais c'est d'abord oublier que l'illustration du livre - notamment par le rôle des miniatures - a tenu historiquement une place importante dans le développement des arts plastiques ; c'est ensuite négliger tous les grands artistes (Dufy, Chagall, Picasso, etc.) qui ont illustré des livres ; et c'est enfin méconnaître l'étymologie du verbe « illustrer » (« éclairer » au double sens de « rendre plus clair» et « donner de l'éclat ») rappelant qu'un vaste champ s'offre ici à l'invention plastique. Tout comme l'interprétation d'un même événement, ouverte et subjective, laisse la place à de multiples propositions artistiques.

Soit l'exposition La peinture américaine des années 1930, « The age of anxiety » (jusqu'au 30 janvier 2017 au Musée de l'Orangerie), qui fut organisée par The Art Institute of Chicago (commissariat : Judith A. Barter et Field McCormick, Chair and Curator of American Art), et l'important rappel socio-historico-économique de la grande crise de 1929 qui l'ouvre... Les commentaires revendiquent, par le choix du verbe « illustrer », que tel ou tel artiste (Philip Evergood, Arthur Dove, Reginald Marsh, etc.) illustra ce qu'était alors, en temps de crise, devenue la ville. Par ailleurs, il ne faut pas chercher bien loin pour se rendre compte qu'un certain nombre de ces artistes américains furent dessinateurs de presse ou illustrateurs dans leur parcours d'apprentissage. Comment oublier que l'un des plus grands, Edward Hopper, s'était d'abord formé au métier d'illustrateur et qu'il travailla comme dessinateur publicitaire ?... Sens de l'espace, de la composition et du jeu des couleurs, observation aiguë de la réalité et précision du dessin, finition minutieuse : si ces qualités inhérentes à la pratique de l'illustration ne viennent pas brider l'inspiration et les libres recherches de l'artiste, mais leur servent de tremplin, alors nous avons du « grand art », comme c'est le cas pour Edward Hopper, dont l'exposition nous propose deux belles oeuvres... Parfois, en revanche, l'incontestable maîtrise technique illustre finement une anecdote et s'en tient là. Par exemple cette oeuvre de Paul Cadmus, La Flotte est à quai ! ou bien Dance marathon de Philip Evergood, dont le sujet est si dur, il est vrai, qu'on s'explique bien pourquoi l'artiste a voulu, dans une visée critique et en soignant le moindre détail, l'illustrer. D'une façon générale, cette période de la Grande Dépression a incité au réalisme parce qu'un certain nombre de peintres, témoins de cette misère de masse, touchés eux-mêmes par la crise, ont voulu directement témoigner pour l'Histoire d'un cataclysme économique sans précédent.
Cette crise de 1929, majeure, aux conséquences catastrophiques (en se propageant en Europe, elle a favorisé l'émergence des fascismes, du national-socialisme avec la tragédie effroyable qui s'en suivit), était en même temps typique des contradictions du capitalisme. En effet comment maintenir des profits élevés alors que menace la surproduction ? L'inflation du crédit ne résout rien (cela nous rappelle bien sûr quelque chose...). Mévente, chômage, baisse des prix, vente massive d'actions, faillite des banques. Un désastre, que seul un autre désastre - la guerre et la gigantesque reconstruction qui s'imposa ensuite - permit de surmonter.

Cette crise économique fut illustrée différemment selon les sensibilités des artistes. Certains, comme Joe Jones, ou Alice Neel, illustrèrent les méfaits humains visibles d'un système économique qui fut la cause essentielle de la crise. D'autres (Charles Demuth, Charles Sheeler), creusant à la fois le sillon du réalisme et voulant témoigner, par une calme beauté, de la valeur d'une industrie que la Grande Dépression avait tant malmenée, mirent au point un style qu'on a appelé précisionnisme. Des artistes comme Grant Wood, Marvin Cone réfugièrent leur peinture dans le monde rural, sa campagne rassurante. Or le monde rural aussi connaissait la crise (peintures de Thomas Hart Benton). Mais, grâce à la politique avisée de Roosevelt, un interventionnisme étatique diminuant les effets de la crise, des oeuvres picturales à vocation historique (et roborative) furent commandées dans le cadre du programme Public Works of Art Project, et certains artistes en profitèrent. D'autres attitudes artistiques, face à la Grande Crise, sont évoquées dans cette exposition un peu courte. Une exposition qui hésite entre le rappel insistant du contexte historique et social, et la démarche classique de l'historien d'art, pour qui le plus important reste toujours les styles et leurs influences postérieures. « Au tournant des années 1940, la peinture américaine se partage entre la tentation de l'abstraction, représentée par Pollock, et l'attachement à un réalisme froid dont Hopper reste le héraut. (...) On sait combien l'expressionnisme abstrait lyrique d'un côté et le Pop art, de l'autre, devront à leurs styles », note le document de présentation.

Mais il est probable qu'au vu de ce réalisme pictural dominant l'exposition et illustrant une réalité socioéconomique qui est loin aujourd'hui de nous rester étrangère, nombre de visiteurs éprouvent, entre des moments de plaisir esthétique, quelques frissons d'inquiétude.
Pierre Corcos
27-10-2016
 

Verso n°136

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