Artistes et ateliers, Philippe Dagen, « Témoins de l'art », Gallimard, 400 p., 20 euro.
Depuis trente ans, M. Philippe Dagen nous tient la dragée haute du haut de sa chaire du quotidien Le Monde. Il nous donne des leçons sur tout : l'art médiéval, l'art de la Renaissance, le baroque, le réalisme et l'impressionnisme, les avant-gardes et même les arts contemporains. M. Dagen est le Pic de la Mirandole de l'art ancien et moderne ! Ce très gros volume rassemble les entretiens qu'il a pu faire pour sa chronique. Allons-nous découvrir les goûts de l'auteur, pas ceux du professeur ni di journaliste sous la veste du critique influent ? Eh bien non, car il y a de tout, pour tous les goûts. La plupart des grands noms de ces dernières décennies, d'Ellworth Kelly à Pierre Soulages sont présents dans ce volume et, mon Dieu, il n'y a pas grand chose à redire, sinon que le récit de ces rencontres n'est pas d'une grande portée littéraire ou informative. Pierre Descargues était passé maître dans ces rencontres avec des créateurs qu'il fréquentait de longue date et qu'il connaissait donc sur le bout des doigts. Mais passons. Le plus surprenant est que l'auteur a beaucoup sacrifié aux modes et on aurait pu croire qu'avoir tout le pouvoir qu'il est parvenu à concentrer pendant une si longue durée, il aurait pu se dispenser de nous faire connaître Murakami, Lee Ufan Jeff Koons, ou pire encore, Jean-Jacques Lebel, grand artiste devant l'éternel depuis la disparition de son père ! C'est impardonnable. M. Dagen a beaucoup parlé des artistes pompiers pour les dénigrer et des critiques qui s'étaient attachés à leur spas. Il fait exactement la même chose. Fait-il oeuvre d'historien ou encore de mouche du coche. Non. Il met Yoko Ono au même niveau que Simon Hantaï. Cela prêterait à rire si ce n'était pas tragique. Après tout, c'est son droit, mais c'est aussi le nôtre de ne pas être d'accord avec lui, surtout qu'il n'exerce pas sa profession de critique, mais celle de reître au service des marionnettistes qui manipulent les valeurs du marché actuel. On remarquera avec surprise qu'il a fait l'impasse sur Supports/Surfaces (il n'a sauvé que Claude Viallat). Entre mille autres choses, et qu'il a oublié les grands noms de l'Ecole de Paris, comme Geneviève Asse et Albert Bitran. Ce recueil laisse sceptique. Bien sûr bon nombre des entretiens sont utiles et instructifs. Mais nous étions en droit d'attendre une pensée plus aiguisée sur les arts plastiques.
Moi, Surunen, libérateur des peuples opprimés, Arto Paasilinna, traduit du finnois par Anne Colin du Terrail, Folio, 368 p., 7,70 euro.
L'auteur a fait reposer tout son roman sur une seule et unique idée : un distingué (et un peu naïf) professeur d'université, loin de toutes les réalités du monde, bien qu'il soit un membre éminent d'une grande officine dont la vocation est de dénoncer les injustices et d'apporter la justice là où règne l'injustice, décide un beau jour de laisser derrière lui ses savantes recherches philologiques pour se frotter à la dure réalité des choses. C'est ainsi qu'il part pour se rendre dans un Etat (imaginaire) d'Amérique centrale, le Macabraguay et de tenter de comprendre ce que cette dictature violente implique. Il se retrouve donc dans la capitale de ce pays, Santa Razia, et y rencontre des personnes qui l'informent sur cette fameuse réalité. Il est d'accord un peu décontenancé et sans trop savoir trop quoi faire. Puis, avec le peu d'expérience acquise, il s'efforce de porter secours aux victimes de la tyrannie du général Ernesto de Pelegrini. Ses actions connaissent des succès et des échecs et vont le conduire à devenir à son tour une personne indésirable et finalement destinée à être éliminée. Tout cela est très bien, mais plus on avance dans ce texte, plus on se demande quelle en est la véritable visée. S'agit-il de dénoncer des régimes totalitaires et cruels ? Là, on régresse de deux générations de littérature latino-américaine ! S'agit de prolonger une fable, celle des Occidentaux qui prennent fait et cause pour les malheureux autochtones qui subissent tel ou tel honteuse tyrannie et ne font que jeter de l'huile sur le feu ? Quoi qu'il en soit, ce roman est décevant car il ne parvient ni à dépeindre le monde moderne (il ne fait que décrire un passé bien connu), ni à montrer comment l'Occident s'acharne à importer ses valeurs, ses modes de gouvernement, la démocratie, ses idéaux moraux, sa culture en prime, sans comprendre grand chose à ce qui se joue dans ces régions éloignées. Arto Paasilinna a des qualités que je ne saurais nier, mais je constate avec regret qu'il ne fait que relater ce que nous savons déjà de part et d'autre de L'Atlantique.
Mentir n'est pas trahir, Angela Huth, traduit de l'anglais par Anouk Neuhoff, Folio, 384 p., 7,70 euro.
Le sujet n'est pas d'un intérêt vibrant. Et pourtant, le livre est captivant. D'où provient cette étrange contradiction ? De l'art de l'écrivain (ce n'est pas un truisme par les temps qui courent). Il ne fait aucun doute qu'Angela Huth (que je n'avais jamais lue) est non seulement un écrivain aguerri, mais qu'elle possède aussi ce qui est si rare le don de l'invention scripturale. La banalité de l'affaire est renversante : il s'agit du bon vieil adultère qui est un des moteur du romanesque dans tous les pays du monde. Mais Flaubert a su faire de la trahison de Madame Emma Bovary un chef-d'oeuvre, qui révèle une époque dans sa vérité, mais également une sorte d'épopée tragi-comique dont la femme mariée croit être l'héroïne. Flaubert met un terme à une littérature amoureuse qui puise ses racines dans les cycles médiévaux et dans les ruelles de précieuses pas si ridicules que ça. Alors que les écrivains anglo-saxons, dans leur grande majorité, mettent en avant l'obstacle social à tout amour authentique (l'épée dans le lit de Tristan et Yseut, modernisée cela va sans dire), des surs Brontë à Thomas Hardy, le romancier normand fait s'écrouler le vénérable mythe. L'affaire Bovary est grotesque. Dans le présent livre, Angela Huth veut montrer que le bonheur est une illusion, qui n'est pas détruite par des circonstances contraires et hostiles, mais par ceux qui connaissent le bonheur. Voyez le brave Gladwyn Purser : la vie lui sourit. Pourtant il va être tenté de chercher un autre bonheur, plus mystérieux et peut-être aussi plus dangereux. Son couple, sa famille, tout n'est plus que mensonges et dissimulations. Ce n'est pas le jeu à l'intérieur du triangle qui est le plus intéressant, mais sa formation et sa cristallisation. Des impulsions opposées, des contradictions sans fin entre le passé et le présent, des préjugés et des sauts dans le vide, l'inconnu, le transgressif. L'auteur sait monter tous ces mécanismes complexes avec beaucoup d'habilité et a fait de sa prose un cheminement dans cet inéluctable dérapage des valeurs et des sentiments. Bien sûr, on aurait pu trouver les mêmes choses dans une petite comédie légère d'avant-guerre. Mais là, il y a quelque chose de plus fort : la conscience que ce qui sous-tend la société est en train de lentement pourrir, mais s'il l'on continue à y croire, envers et contre tout. Il faut y croire pour mordre le fruit défendu. Ce qu'elle révèle, c'est qu'après la révolution sexuelle, il ya le coup de pied de l'âne, car il n'y a pas d'organisation sociale sans des tabous et des interdits, des mensonges et des traquenards éthiques. Et plus de cela, cela est très agréable à lire.
Ebauches de vertige, Cioran, Folio sagesses, 128 p., 3,50 euro.
Cioran est un cas dans la pensée du XXe siècle. Je n'apprends rien à personne. C'est le prince de l'aphorisme et le livre que j'ai entre les mains en est rempli. Mais est-ce un moraliste ? Oui et non. C'est surtout un homme qui a voulu retoucher les grandes affirmations de la philosophie, au-delà de tout système et surtout des conventions qui s'imposent dès qu'un système de pensée (même pas systématique comme celui de Nietzsche) l'emporte sur les autres. Ce qu'il cherche ? Nous faire voir derrière le mur des certitudes. En ce sens, c'est un maître à penser. Avec lui, on doit apprendre le « doute raisonnable » que comporte chaque chose. Il renverse le bel édifice construit par ses prédécesseurs et met le doigt là où cela fait mal. Un exemple ? Il réfute l'idée qu'il puisse existe une sagesse chrétienne. Voilà qui peut déconcerter. Il affirme ailleurs que la mort est le seul état de perfection que peut atteindre l'homme. Un dernier exemple ? Quand il dit que la vie est un enfer, il corrige avec une pointe d'ironie en disant que la sienne a été un enfer à son goût. Bref, on navigue dans la philosophie antique et aussi dans les religions orientales, on s'égare entre des concepts remis en cause et qui deviennent des icebergs redoutables et l'on perd le sens de ce qui peut être juste ou faux. En somme, on pénètre dans le territoire hasardeux de l'incertitude et on n'a plus un concept auquel se raccrocher. C'est parfois agaçant, mais souvent d'une redoutable pertinence. J'ai dit : « maître à penser », je maintiens et signe, mais en ajoutant que c'est d'abord un maître à repenser, qui est là pour nous désapprend ce que l'on croit savoir et même ressentir.
Nuire, art textuel et poésies visuelles, n°1, s.p., 20 euro.
On ne peut que saluer avec enthousiasme la naissance d'une nouvelle revue littéraire. Mais on doit aussi faire observer à ses créateurs quels en sont les défauts pour qu'ils puissent y remédier pour les numéros suivants ! La couverture est ingrate et peu parlante, l'impression est assez médiocre et la mise en page laisse à désirer. Mais disons que cela peut la maladie infantile de cette revue. En revanche, l'idée est excellente d'avoir pensé cette publication réservée aux poésies expérimentales. La poésie visuelle prime dans ce numéro inaugural, mais il y a des textes qui sont d'un tout autre esprit (je pense à Michel Giroud, avec son « Manifeste de la poésie silencieuse ». Très bien d'avoir consacré cet espace à Julien Blaine, qui est un des meilleurs poètes actuels toutes catégories d'avant-garde. On attendra donc la suite des événements pour voir si Nuire est vraiment à la hauteur de ses ambitions !
De la liberté, Epictète, texte établi et traduit du grec par Joseph Souilhé, Folio sagesse, 98 p., 3,50 euro.
Voilà un petit traité du grand pédagogue du stoïcisme, Epictète (50-125 ?), qui est fondamental car il a cerné la question de la liberté, qui n'est pas une question simple pour le genre humain. Mais pour lui, il n'y a qu'une seule et unique liberté, celle de l'individu. Et ce dernier doit tout faire pour se débarrasser des chaines qui peuvent l'entraver, à commencer par le désir et toutes les formes dérivée : l'envie, la jalousie, la concupiscence, etc. En fait, l'homme libre est l'homme sage, qui a quelque chose d'oriental. Il faut se défaire du superflu ou de ce qui est dangereux pour la pureté de l'être. L'autonomie absolue doit être son credo, comme l'animal sauvage mis en cage qui se libère en mourant : il ne peut accepter sa captivité. Il y aurait beaucoup à discuter de ses principes, car la liberté de l'un peut être néfaste à la liberté de l'autre (souvenons-nous de la fameuse expression de Sartre : « l'enfer, c'est les autres ! »). Pour lui, liberté rime donc avec vertu et bonté, grandeur d'âme même. Mais n'est-ce pas limité justement ce que l'homme pourrait attendre de son existence et de sa pensée ?
L'humour de Marcel Proust, anthologie de Bertrand Leclair, illustrations de Philippe Pierrelée, Folio, 204 p., 7,70 euro.
Marcel Proust, comme Gustave Flaubert, fait partie de ces auteurs qu'on aborde avec le plus grand sérieux et le plus grand respect. Son esthétisme fait qu'on le considère plutôt comme un auteur sérieux. Cette merveilleuse petite anthologie nous présente un aspect de son oeuvre que beaucoup de ses lecteurs n'ont peut-être pas relevé parce qu'ils le lisent sérieusement. J'ai en mémoire ce moment où le narrateur se retrouve avec son ami de classe, juif comme lui, qui s'installe sur un banc à Balbec (Cabourg pour les non-initiés) afin de regarder passer les Juifs et de s'en moquer ! Bien sûr, on ne retrouvera pas dans les extraits choisis ici l'esprit d'Alphonse Allais ou celui de l'Ubu roi d'Alfred Jarry. Loin s'en faut. Mais il y a souvent une ironie mordante et des formes d'esprit grinçant. Bien sûr, l'auteur attribue ces saillies à l'un ou l'autre de ses personnages, mais elles n'en sont pas moins surprenantes. Ainsi se dévoile à nous une dimension peu connue de l'auteur de A la recherche du temps perdu. Et celle-ci est une révélation, car cet humour est une sorte de constante sous sa plume qui monte à quel point il avait une vision profondément critique de l'univers où il évoluait - et sans doute de lui-même.
Correspondance, 1941-1959, Albert Camus / André Malraux, édition établie et présentée par Sophie Doudet, Gallimard, 154 p., 18,50 euro.
Voilà deux esprits bien mal assortis ! Mais il n'empêche que Pascal Pia avait transmis à Malraux le manuscrit du Mythe de Sisyphe ainsi que l'Etranger et de sa pièce, Caligula. Malraux explique au jeune auteur qu'il y a quelque flou dans le début de son livre, mais finit par faire une note favorable à son égard. Le livre paraît donc chez Gallimard. Voilà un épisode peu connu de l'histoire de Camus à ses début, nous sommes alors en 1941, et Camus demande à Malraux s'il a vraiment rejoint les rangs du nouveau comité de rédaction de la NRF dirigée par Drieu la Rochelle. Leur correspondance se poursuit les années suivante, toujours pour des raisons éditoriales. Le Mythe de Sisyphe et l'Etranger paraissent en 1942 (on découvre que ce dernier titre a quelques soucis avec la censure, mais Drieu la Rochelle s'est employé à écarté ce danger). Puis tout s'arrête en 1943 pour reprendre en 1946 de manière très sporadique. Je ne pense pas qu'on puisse parler d'amitié entre les deux écrivains, mais peut-être d'une étrange empathie réciproque. Ces quelques lettres (précieuses) sont accompagnées d'un biographie de ces deux monstres sacrés de la littérature du siècle passé, très bien faite. Bien sûr on reste un peu sur sa faim, mais ces échanges épistolaires nous révèlent des choses tout à fait intéressantes, plus sur Camus que sur Malraux. Alors il ne faut pas bouder en voyant qu'il ne s'agit que de 36 missives. Mais il y a des articles de l'un sur l'autre, dont le premier remonte au milieu des années trente. Il est possible qu'une estime réciproque se soit installé depuis que Camus a écrit sur l'adaptation théâtrale du Temps du mépris de Malraux en 1935. Mais de là à parler d'amitié...
L'Architecture parmi les arts, Alina Payne, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jean-François Allain, Louvre éditions / Hazan, 272 p., 25 euro.
Cet ouvrage sur le thème de la matérialité dans l'architecture italienne de la Renaissance est tout à fait remarquable. Mais je laisserai de côté un aspect peut-être fondamental de cet ouvrage (les techniques artistiques dan leurs rapports avec les bâtiments) pour me concentrer sur un chapitre qui concerne la polychromie et l'architecture blanche. Il m'est aussitôt revenu en tête le titre d'un livre célèbre de Le Corbusier, Quand les cathédrales étaient blanches, paru en 1937. Cette assertion est devenue une sorte de dogme absolu dans l'architecture romaine. Or nous savons désormais que les cathédrales n'étaient pas blanches, mais d'une polychromie complète. C'est ce qu'a révélé la dernière restauration de la façade de Notre-Dame-de-Paris car, pour la première fois, les statues ont été déposées : force est de constater que les parties qui n'ont pas été exposées aux intempéries et à tous les agents nocifs dans l'atmosphère sont peintes. Depuis quelques années, un éclairage technologiquement sophistiqué révèle les anciennes couleurs (très vives) de la cathédrale d'Amiens. La même chose peut être dites du Parthénon d'Athènes, qui était entièrement coloré. En somme, le mythe de cette blancheur immaculée est une vision du très puriste et très helvétique Jeanneret ! Mais les choses sont tout de même un petit peu plus complexes qu'il n'y paraît. Alina Payne met l'accent sur différents problèmes. Le premier est celui des grands traités d'architectures, comme ceux de Palladio, de Serlio, de Jacopo Barozzi de la Vignola. Toutes les planches sont imprimées en noir et blanc. Le seul à avoir porté un jugement sur la question est l'auteur des Quatre livres de l'architecture, qui a souligné que »parmi toutes les couleurs, aucune ne convient mieux aux temples que le blanc, car Dieu aime la pureté de la couleur et de la vie. » La question se pose de savoir si c'est un point de vue né de l'observation des ruines antiques, devenues toutes blanches dès qu'il s'agit de pierre, ou d'un point de vue philosophique, sinon théologique. L'auteur parle des choix esthétiques de la pierre en Dalamatie. C'et un élément qui compte, sans aucun doute. Mais il faudrait explorer chaque région et comprendre quels ont été les choix dans chaque cas de figure. Plus intrigantes sont néanmoins les représentations de la Ville idéale, à commencer par celle de La Prospettiva della Città ideale de Piero de la Francesca (vers 1470) : il s'agit bien d'une ville blanche, avec un bâtiment circulaire au centre. Cela dit, le même artiste a peint dans l'église de Saint-François à Assise, dans un épisode de l'Histoire de la Vraie Croix une ville (Jérusalem) dans la scène où la croix est enlevée du sol du Golgotha qui est surtout blanche, mais avec une église rose en son faîte et des toits en tuile rouge. De plus, dans la scène suivante, les personnages se trouvent devant la façade d'une église polychrome (sans doute en marbre). La rue qui se trouve à son côté est composée d'édifie faisant alterner diverses couleurs et le blanc. Il convient à ce point d'examiner comment les villes ont été décrites par les peintres jusqu'à Raphaël, qui a créé un archétype occultant tous les autres. Voilà une question passionnante au plus haut point. La notion de « ville blanche » s'est inscrite dans notre culture jusqu'à notre époque : il suffit de songer au livre de Joseph Roth qui porte justement ce titre. En somme, vous ne perdrez pas votre temps en lisant Alina Payne.
Les Enfants de Sarturne. Psychologie et comportement des artistes de l'Antiquité à la Révolution française, Margot & Rudolf Wittkower, traduit de l'anglais par Daniel Arase, postface par François-René Martin, Editions Macula, 624 p., 35 euro.
Peut-être dois-je dire deux mots de Margot et Rudolf Wittkower avant de vous parler de ce livre magnifique. Il est né à Berlin en 1901, mais était d'origine anglaise. Il a fait des études d'architecture à Munich et d'histoire de l'art à Munich puis à Rome sous la direction d'Heinrich Wölfflin. Enfin, il termine ces longues études à Berlin. Il enseigne à l'université de cette ville jusqu'en 1932, puis à l'université de Cologne. Il doit alors quitter l'Allemagne et s'installer à Londres, où il travaille au Warburg Institute et à la Slade School of Arts. Il a surtout écrit sur la sculpture (Le Bernin, Palladio, etc.) puis écrit L'Orient fabuleux et Art & Architecture en Italie, 1600-1750. Il est mort à New York en 1971. Les Enfants de Saturne (1063° publié pour la première fois en France en 1985, est sans doute son livre le plus connu et le plus discuté. Son intention, au-delà du sujet proprement dit a été d'introduire la psychanalyse dans sa recherche. Nous y reviendrons. Le point de départ de ses recherches est très classique - le besoin des artistes d'être reconnus. Ce phénomène a eu lieu à deux reprises en Occident, d'abord pendant l'Antiquité grecque (mais là, manquent les documents) et ensuite sous la Renaissance. Mais il fait aussitôt dévier l'étude dans une autre direction : celle de l'artiste inspiré et aussi de l'artiste saisi d'une sorte de dérèglement. Mais avant d'en venir à ce point, les auteurs ont exploré la situation sociale de l'artiste. En ce qui concerne l'Antiquité, ils considèrent que les artistes n'ont pas eu beaucoup de reconnaissance. Sans doute les philosophes, à commencer par Socrate (pourtant fils de sculpteur) et son disciple Platon, sont hostiles aux artistes et aux créateurs en général (les poètes sont expulsés de la Cité dans la République). Mais Aristote a un jugement beaucoup plus mesuré. Et puis la littérature qu'il nous reste est bien trop maigre pour en tirer de solides conclusions. Il faut tout de même se rappeler les oeuvres monumentales de Phidias à Athènes et à Olympie, qui ont coûté des sommes considérables et la haute réputation d'un peintre tel qu'Apelle. A la renaissance a débuté le lent et fastidieux chemin de croix qui artistes pour d'émanciper des ligues médiévales et être reconnus pour être des créateurs à placer sur le même rang que les écrivains. C'est à Florence que les cénacles néoplatoniciens introduisent les noms de Cimabue et de Giotto parmi les gloires italiennes. C'est le début d'une reconnaissance qui ira croissante au point qu'une histoire de la peinture et de la sculpture adopte comme fondement ces deux noms. Les Académies qui apparaissent à la fin de cette période montrent bien la volonté des artistes d'être crédités d'autres qualités que manuels ou techniques. Après quoi, ils ne prennent pas en considération la fondation de l'académie royale de peinture et de sculpture à Paris au milieu du XVIIe siècle, qui sont l'expression de ce désir croissant de leur part d'une position plus importante dans la société. Toutes leurs considérations sur les relations avec leurs commanditaires sont pleines d'enseignement. Le rapport avec le plus important des commanditaires, L'Eglise, est résumé avec acuité. Ensuite, ils analysent l'évolution du regard qu'ont pu avoir les artistes sur leur travail en même temps que la relation qu'ils ont pu avoir avec les modèles fournis par le passé (ils évoquent par exemple le voyage à Rome). Ce n'est qu'après avoir pu établir toutes ces informations sur le statut et la représentation du peintre ou du sculpteur qu'ils abordent avec le chapitre intitulé « l'oisiveté créatrice » la psychologie de l'artiste avec le thème de l'oisiveté créatrice. Cette question est d'importance car elle touche au fait que l'artiste ne veut pas prendre en considération la dimension pratique de ses oeuvres, mais leur élaboration Les exemples ne manquent parmi les plus célèbres, comme Léonard de Vinci et Michel-Ange, mais aussi beaucoup d'autres comme l'énigmatique Piero di Cosimo et le sublime Pontormo, son élève ! Dans leurs réflexions s'esquissent des notions comme le génie, la solitude qui en résulte et la bizarrerie des comportements. Cet examen prouve l'émergence d'un nouvelle typologie de la personnalité dans ce milieu : « Des hommes comme Piero di Cosimo et Pontormo étaient d'une nature profondément troublée ; Copé était un ermite désagréable ; Gaspare Celio oscillait entre la rodomontade et l'isolement morose. Barocci semble avoir été un hypocondriaque profond, accablé de douleurs et de cauchemars [...] Pour leur part, Guido Reni et Piranèse appartiennent à des catégories tout à fait différentes : le premier partageait les superstitions de son époque d'une manière remarquable, tandis que le second combinait la vanité et les sautes d'humeur les plus imprévisibles. Cappelino et Dou étaient obsédés par le fétichisme de la propreté. D'autres sacrifiaient leur position professionnelle, leur santé, leur bonheur et même leur vie à des manies contemporaines. » Et Francisco de Hollanda a dénoté une certaine folie chez Michel-Ange et au XVIe siècle, Armenini souligne le fait que les gens cultivés développaient un vice ou un autre, « laid ou infâme, doublé d' « une humeur capricieuse ou excentrique ». Tous ces longs préliminaires sont indispensables pour entrer dans le vif du sujet : le génie et la folie, de plus en plus souvent associés, sans doute à partir des théories de Marsile Ficin qui voulait que les grands hommes soient la proie d'une divine folie ». Depuis Hugo van Goers jusqu'à Franz-Xavier Messerchmidt, en passant par Carlo Dossi et même Pierre Mignard, les auteurs dressent le catalogue des pathologies qui ont pu être observées chez des artistes de valeur. Le suicide ou la tentative de suicide est un sujet soulevé avec beaucoup d'interrogations. Mais le seul cas de Rosso Fiorentino n'est pas à négliger. A parti de là, chaque partie de l'ouvrage aurait pu donner lieu à un livre autonome, tant le sujet est vaste et la documentation importante. Le thème de l'amour, sous toutes ses formes, et donc de la débauche, tient ici une place remarquable et celui de l'homosexualité, bien sûr, n'a pu être contourné ! Par la suite, les auteurs s'attachent à comprendre la nature profonde des artistes en cherchant à mettre en évidence ceux qui avaient des tendances à transgresser la loi, à faire preuve de violence, à avoir même des comportements criminels (là, le cas du Caravage est soulevé, mais il faudrait plutôt le ranger dans les personnalités impulsives) à se montrer avares ou, au contraire, prodigues. Les auteurs ont aussi cherché de comprendre l'évolution de la figure de l'artiste à travers les nouvelles institutions comme les académies, sources de rivalités parfois aiguës ou dans sa réussite financière (celle de Rubens en particulier, mais aussi celle de Van Dyck). D'aucuns croient que Le Dominiquin a empoisonné ses rivaux. Ce livre est une somme inestimable car source de documents, de réflexions et aussi de discussions, car pas mal de points devraient faire l'objet d'un débat en profondeur. Depuis qu'il a été publié, bien des précisions ont été apportées sur pas mal des sujets abordés. Mais il n'a pas pris une ride car il offre toujours les fondations d'une double histoire : celle de l'artiste dans la Cité et celle des attitudes mentales qu'il a pu adopter. Ce livre-gigone est incontournable pour le chercheur comme pour l'amateur d'art. Cette réédition était une nécessité.
Sylvano Busssotti, Totale libertà, sous la direction de Daniele Lombardi, Fondazione Mudima, Milan, 50 euro.
Il n'est pas facile aujourd'hui de comprendre l'apport fondamental de Sylvano Bussotti (né à Florence en 1931) à la musique et aux arts de son temps. J'ai eu la chance de le voir interpréter ses oeuvres sur scène à l'occasion des Journées Musicales Internationale de Paris en 1973, si je ne me trompe pas) -, une soirée qui s'est terminée par un charivari infernal, le musicien détruisant son piano à queue comme l'avait fait avant lui Alberto Savinio sous les yeux d'Apollinaire. Cet ami de John Cage a suivi une voie très particulière qui lui a fait embrasser en une seule et même sphère la musique, la peinture, le théâtre, l'opéra et même l'écriture, mais il avait conçu un monde esthétique dont la musique était une sorte de centre excentré autour duquel pouvaient tourner toute autre forme d'expression). Comme on peut le voir dans ce très beau volume, il a fait des oeuvres picturales et des partitions qui sont comme des tableaux, son écriture musicale se changeant en un travail graphique et plastique. Il suffit de voir les partitions de Sypario, un ballet en quinze scènes conçu entre 1993 et 1995, pour comprendre les règles générales de ce microcosme bizarre. Quand il dessine, il aime employer l'encre de Chine et les principes du collage -, ce qu'on retrouve en tout cas dans plusieurs de ses décors de scène. Et cela, sans oublier que ses compositions peuvent avoir des extensions dans d'autres directions, comme le prouvent les Pièces de chair II écrites entre 1958 et 1960 écrites pour un baryton seul, sans le moindre instrument pour l'accompagner. Les traits sur la partition ont une double fonction : musicale d'une part, plastique de l'autre. Chaque séquence possède sa représentation linéaire. Les témoignages recueillis ici, les nombreuses reproductions de compositions, les esquisses de scénographies, les lettres abondantes, sont là pour qu'on puisse progressivement imaginer l'homme et le musicien en lui. Cette oeuvre iconoclaste a été créée à l'époque de Fluxus et cela peut se concevoir même si Bussotti ne s'est inspiré directement d'aucun mouvement artistique précis. Je tiens enfin à souligner que parmi tous les essais italiens rassemblés dans ce gros ouvrage, il y en a un publié en français, celui d'Ivanka Stoianova, qui est une excellente présentation générale de la démarche du compositeur.
Auschwitz, L'Archive et le témoin, Giorgio Agamben, traduit de l'italien par Pierre Alféri, Rivages Poche, 208 p., 8 euro.
Ce livre n'est pas indifférent. Il propose une autre lecture d'un phénomène historique qu'on appelle désormais « Auschwitz », mais qui n'est plus un lieu spécifique, mais l'essence de tous ces camps de la mort que le IIIe Reich a pu installer méthodiquement dans une logique qui s'est improvisée (contrairement à ce que l'on croit, les nazis n'avaient pas de plan d'extermination globale - ils l'ont imaginé au fur et à mesure de l'évolution du régime puis de la guerre). Le plus surprenant dans cette longue et pertinente étude, c'est qu'elle commence par une sorte d'enquête sur ce qui a permis aux hommes et aux femmes de tenir dans des conditions tout à fait inhumaines : Agamben affirme que ce serait la possibilité de témoigner. Or, c'est justement ce qu'ils n'ont pas fait. Ils n'ont commencé à parler que quarante ans après les faits, et encore rarement. Ce n'est que ces dernières années que les langues se sont déliées et que des témoignages de survivants ont pu être recueillis. Beaucoup n'en ont même pas parlé à leur famille ! Sans doute, étant italien, il a pris comme référence majeure (et à juste titre) le livre célèbre de Primo Levi, Se questo è un uomo (Si c'est un homme).
Quand le livre paraît en 1947, seuls mille exemplaires sont vendus. Il faut attendre sa réédition en 1958 pour que ce livre connaisse enfin un réel succès de librairie. La Trêve, qui est publiée en 1963 lui a valu de recevoir le prix Campiello. Il y a eu une distance temporelle entre les faits et leur récit. Le livre du prix Nobel Imre Kertesz, Etre sans destin (Actes Sud) n'a paru en hongrois qu'en 1975. Simone Veil ne s'est exprimée en public la première pour la commémoration de la libération du camp, cinquante ans plus tard ! Plus juste me paraît ses considérations sur ceux qu'on appelait les « musulmans », qui étaient les personnes qui ne luttaient plus, qui se laissaient mourir. C'étaient donc aussi ceux qui ne voulaient plus parler (témoigner). Cette catégorie de personnes (à laquelle Levi s'est identifié un moment, il le reconnaît) a engendré un groupe ambigu entre les tortionnaires (les SS et les auxiliaires de différentes nationalités - polonais, ukrainiens, baltes, biélorusses, etc.) et les victimes de ces derniers, des hommes dépersonnalisés (ils n'avaient plus de noms, mais un numéro tatoué sur le bras). Ceux qui avaient décidé de renoncer étaient embarrassants pour les êtres qui combattaient pour leur survie coûte que coûte car ils savaient qu'ils partageaient déjà beaucoup avec eux : la dégradation physique et morale. Agamben consacre pas mal de place à la honte qui frappe non les bourreaux, mais les suppliciés. L'idée de la solution finale était de détruire le peuple juif (et tzigane par la même occasion, ce qu'on a tendance à oublier). La notion de réduire à néant l'humanité sous toutes ses formes chez eux qui sont condamné dans une temporalité plus ou moins longue à la mort est un corolaire fondamental qui ne faisait pas partie du plan : la conférence secrète de Wannsee le 20 janvier 1942 où a été décrétée la décision finale n'a fait que tirer la somme de ce qui s'est déjà déroulé dans les pays conquis à l'est par la Wehrmacht en Pologne et en Union soviétique : pas assez efficace, dommageable à la longue au morale des troupes, trop lent, etc. La machine infernale des camps de la mort s'est alors mise en place après les premières actions génocidaires. Si Agamben conduit une réflexion vraiment du plus haut intérêt (il faut conserver son interprétation du texte de Rainer Maria Rilke où il parle de l'Entress, pensant que ce n'est plus le nombre de morts qui compte, mais la masse dans le Livre de la pauvreté et de la mort ; aussi à conserver en mémoire sa réaction face à l'affirmation d'Adorno : « après Auchwitz on ne peut plus écrire de poèmes », formule qui me paraît d'une haute absurdité (et, pour tout dire, particulièrement sotte et vide de sens). Cela peut être une borne pour penser notre culture ou la culture à venir, mais pas une ligne de frontière radicale et somme toute artificielle. C'est un bon mot de philosophe. On pourrait discuter à l'infini de l'essai de Giorgio Agamben et malgré tout ce qu'on pourrait lui disputer, il a eu le courage d'entreprendre la rédaction d'un livre presque impossible à écrire. La seule réserve que je pourrais vraiment est l'absence de la moindre vision historique. Mais il n'est pas un citoyen du monde qui ne doive pas se plonger dans son livre pour y méditer sur cet écueil de l'histoire humaine. L'industrie de la mort est toujours à l'ordre du jour puisque la vie est toujours plus perçue comme un industrie elle-même.
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