Des bonshommes de cet acabit, notre temps, qui préfère la spécialisation et la gestion, n'en produit plus beaucoup. Ni spécialistes étroits ni bons gestionnaires, les Nadar !... Photographes bien sûr, mais aussi dessinateurs, peintres, écrivains, caricaturistes, inventeurs, journalistes, les polyvalents Nadar vibrionnaient au coeur de leur temps, en avance même sur lui, mais ils avaient assez peu le sens des affaires, ces artisans poètes.
Notre époque n'aurait pas permis à ces talents superbes d'éclore, pense-t-on en visitant l'étonnante exposition Les Nadar, un siècle de photographie (jusqu'au 3 février 2019 à la Bibliothèque François Mitterrand), car la créativité que notre temps tolère, encourage et reconnaît doit en des cadres bien précis se manifester. Mais l'illustrissime Gaspard-Félix Tournachon dit Félix Nadar (1820-1910), son frère Adrien (1825-1903) et son fils Paul (1856-1939) évoluaient hors-cadre : c'était de talentueux photographes autant que des artistes proches d'un Leonardo da Vinci par leurs innovations techniques. Pionniers dans la photographie aérienne, dans l'usage des lumières artificielles, dans la photographie instantanée, ils furent aussi - tout comme Leonardo - imprégnés des idéaux de leur temps, et surtout Félix, ce grand défenseur de la science, des valeurs républicaines et de la laïcité. Le parcours des Nadar est donc exemplaire ; et celui que nous propose dans ce vaste ensemble Sylvie Aubenas - commissaire d'exposition et directrice du département des Estampes et de la photographie à la BnF - passionnera les historiens, les photographes, les nostalgiques, les curieux, tous les créatifs, etc. Ce parcours d'exposition est d'abord marqué par les nombreux autoportraits et portraits de cette drôle de famille, de ces Nadar Brothers (comme il y eut les Marx Brothers) ; ensuite évidemment par les portraits de tous ceux, inconnus ou encore célèbres aujourd'hui, qu'ils ont, de leurs magistrales photographies en bistre, en noir et blanc (ou de leurs dessins et caricatures), immortalisés, figures du monde des arts, des lettres et beaucoup du spectacle ; ce parcours s'achève par les audacieuses incursions de ces artistes, artisans et bricoleurs dans différents domaines, techniques et esthétiques. Cette exposition, toute en découvertes, en commentaires fouillés, constitue un bel et juste hommage aux Nadar : « chacun à sa manière a contribué à écrire une page essentielle de l'histoire de la photographie », écrit Sylvie Aubenas.
Parmi les premières, parmi les plus belles... Les photographies de Gustave Doré par Adrien Nadar (1854), d'Eugène Delacroix (1858) par Félix Nadar, de Gérard de Nerval (1855) par Adrien Nadar, ou encore d'Alexandre Dumas (1855) par Félix Nadar nous font remonter aux origines, presque, de la photographie (le premier « daguerréotype » date de 1835), mais elles témoignent d'une perfection formelle qu'aucun progrès technique ultérieur n'a déclassée. Sans doute, l'aura de ces portraits émane-t-elle de la présence corporelle et lumineuse, révélée enfin, de génies dont on ne connaissait et n'admirait que les poèmes, romans ou peintures jusqu'à présent. On découvre ainsi les yeux perçants, l'attitude fringante et désinvolte de ce « Baudelaire debout » (1862) photographié par Félix Nadar. Voici donc l'auteur tourmenté des Fleurs du Mal ! Il ressemble un peu à Thomas Bernhard... Et ce bourgeois sévère, hautain (il ne supportera d'ailleurs pas son portrait !), c'est bien le peintre de La Mort de Sardanapale ? Le visiteur ne cesse de fouiller du regard ces personnages illustres du 19ème siècle, découvrant quelques physionomies dont il n'avait aucune idée, mais admirant aussi un art du portrait photographique parvenu si tôt à une étonnante maturité...
C'est que les Nadar sont des maîtres en la matière. Par exemple Félix : il parle avec son modèle, s'entend à le mettre à l'aise et, utilisant au mieux la technique presque instantanée du collodion sur verre, il le prend un peu par surprise. L'expression illuminée de Jean Journet, utopiste fouriériste inspiré, saisie par Félix Nadar, témoigne de cette prise photographique au débotté. Par ailleurs, il refuse les accessoires et les fonds peints, à la différence de tant d'autres portraitistes de son temps. Juste un fond uni et sombre devant lequel, par son attitude, son expression et sa tenue, le modèle seul captera l'attention du spectateur. Il refuse également d'adopter la retouche, flatteuse, tricheuse, très répandue à l'époque. La préoccupation artistique de Félix Nadar n'est jamais pervertie par l'intention commerciale... Et Paul Nadar, son fils : quel immense talent ! Son portrait de « Sarah Bernhard dans Pierrot assassin » (1883), chef d'oeuvre absolu, savant équilibre de blanc et gris haussé par la touche noire d'un bonnet, saisie inoubliable et simultanée d'un rôle et d'une personne à travers un doux regard noyé d'ombres, est littéralement hypnotique. L'art photographique démontre ici son pouvoir à susciter une présence surréelle.
Et puis le commerce s'imposera... Avec le « portrait-carte », Eugène Disderi peut diviser le prix de revient d'une photographie par dix, puis les frères Mayer développeront le portrait photographique colorié et retouché. Ces techniques sans esprit banalisent, industrialisent et mercantilisent largement la photographie. Le temps des Nadar était révolu, mais leurs portraits photographiques n'en acquièrent que plus de valeur... Parmi les premières de l'histoire de la photographie, les oeuvres des Nadar resteront parmi les plus belles.
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