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[verso-hebdo]
17-01-2019
La chronique
de Pierre Corcos
L'éternel enfant
Dans un documentaire de seulement 70 minutes, Never-Ending Man - Hayao Miyazaki, le réalisateur japonais Kaku Harakawa nous dit, sans emphase, des choses essentielles sur la création devant la mort, l'artisanat face à la prouesse technologique, une vie sans retraite et, bien entendu, sur le prince de l'animation japonaise, Miyazaki Hayao... Le réalisateur de ces chefs d'oeuvre que furent Princesse Mononoke, Mon voisin Totoro, Le voyage de Chihiro, Le Château ambulant, Ponyo sur la falaise, etc. nous est à la fois montré, chez lui et au travail, comme un vieux monsieur (77 ans) qui ne veut surtout pas rempiler, un maître respecté dans son domaine, et un artisan au sens de l'observation aiguisé. En touches discrètes, le film déborde assez de son « sujet » pour qu'un spectateur ayant peu d'intérêt pour l'univers de l'animation japonaise (dite « animée » en japonais, par opposition au « manga », bande dessinée inanimée) en éprouve quelque enthousiasme sur la jouvence de la création.

Bien des gens aspirent à la retraite, à un farniente mérité, à une oisiveté réparatrice après une vie passée à des tâches répétitives, insignifiantes, voire débiles (cf. le percutant ouvrage de l'anthropologue américain David Graeber, Bullshit Jobs). Mais pour les artistes, les chercheurs, les intellectuels par exemple, la notion de « retraite » ne veut strictement rien dire. Ou alors elle évoque un mouvement de repli en plus ou moins bon ordre quand on ne peut plus tenir ses positions... Le documentaire commence par une conférence de presse, en septembre 2013, où Miyazaki annonce officiellement qu'il va s'arrêter enfin de réaliser des films, tout en rappelant avec humour qu'il avait naguère fait cette promesse, déjà. La suite du documentaire nous montre clairement que, parti dans la création de Boro la petite chenille, Miyazaki est loin de pouvoir s'arrêter. Se confiant à son ami et réalisateur du film, il ne cesse pas de démentir quelques propos raisonnables (il serait temps que j'arrête, je suis trop vieux maintenant et commence à être fatigué, il faut laisser la place aux jeunes, etc.) par des paroles essentielles (il s'agit pour lui de « mourir avec une raison de vivre ») et surtout des actes : multiplier les croquis, avancer sur son personnage, s'entretenir avec des jeunes, férus de ces images de synthèse pour lesquelles il garde, lui, les plus grandes réserves. Créer, toujours... « Je m'ennuie quand je ne fais rien », soupire-t-il en préparant un café. Le spectateur se rappelle alors le titre significatif du documentaire de Kaku Harakawa : Never-Ending Man.
En sept chapitres (une phrase du maître est chaque fois leur titre), ce documentaire montre un génial « artisan » qui n'a jamais renoncé à la fraîcheur, à l'esprit neuf de l'amateur (il conseille à son ami réalisateur : « Si tu veux travailleur comme un professionnel, il ne faut pas te prendre pour un professionnel, il faut savoir garder une part d'amateurisme pour faire ressortir le meilleur de toi-même »), et qui voit les calculs sophistiqués des ordinateurs venir supplanter les croquis et l'observation fine du mouvement. Difficultés de transmission donc pour un maître que les jeunes de l'animation respectent incontestablement mais sans doute autant, et peut-être moins, qu'ils admirent les exploits de leurs logiciels... Or le dessin animé, comme on l'oublie souvent, vaut par le scénario, le dessin, les couleurs bien sûr, mais aussi par les mouvements, qui ne sont pas obligatoirement une reproduction exacte du réel, celle-ci pouvant être confiée à un logiciel de « création » numérique. La séquence où Miyazaki rectifie la proposition de l'ordinateur concernant le mouvement dorsal de Boro la chenille en dit long sur l'écart entre images dessinées et images de synthèse... Par son recours au layout comme dessin regroupant sur une seule feuille les effets d'animation attendus, le cadrage, les informations du storyboard et la composition de la scène, Miyazaki garde la main sur toutes les dimensions du film d'animation, évitant ainsi les poncifs de décors factices pouvant être réutilisés dans une multitude de scènes, ou encore les stéréotypes de mouvements.

Enfant roi dans son royaume de l'animation, dont le studio Ghibli (créé en 1985) et le musée Ghibli (ouvert en 2001), pensé l'image de ses propres films, seraient en quelque sorte les institutions, Hayao Miyazaki, à la fois auteur, scénariste et réalisateur, a su créer un univers fascinant, poétique, original (qu'Akira Kurosawa admirait), où les anciens mythes et contes japonais se conjuguent éloquemment à la sensibilité écologique d'un artiste affolé par les ravages d'un Japon surindustrialisé... Le succès local rencontré par le réalisateur n'étonne guère, mais le documentaire de Kaku Arakawa nous aide à mieux comprendre encore un immense succès international : la présence unique de cet artisan créateur, dans un domaine où les grosses équipes et les ordinateurs sont omniprésents, transcende les références culturelles. L'oeuvre est signée dans ses moindres détails. Miyazaki, resté fidèle aux techniques d'animation traditionnelle à la main, est soucieux de garder en bon artisan le contrôle de son oeuvre d'un bout à l'autre. Il a dû alors totalement s'immerger dans son travail, en gardant toujours un esprit d'enfance intact. Comment serait-il possible alors de vieillir ? De mourir ?
Pierre Corcos
corcos16@gmail.com
17-01-2019
 

Verso n°136

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