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[verso-hebdo]
12-11-2015
La chronique
de Pierre Corcos
Gravité de l'amplitude
Le 11 septembre 1973, un coup d'État militaire renversait au Chili l'Unité populaire de Salvador Allende, et installait - Augusto Pinochet devenant en 1974 Chef suprême de la nation - une dictature se marquant par une répression effroyable, une élimination cruelle et radicale de tous les sympathisants et défenseurs de l'ancien gouvernement socialiste, dont il sembla urgent, nécessaire de gommer, nettoyer la moindre trace... Cette dictature fut responsable (on le sait depuis les bilans effectués durant la transition démocratique qui suivit) du massacre ou de la « disparition » d'au moins trois mille personnes et, violence gratuite, supplémentaire, fanatique, de la torture de vingt-huit mille opposants. Les libertés fondamentales et le pluralisme politique furent par ailleurs réduits à néant...

Ces dix-sept ans (1973-1990) de fascisme succédant à une expérience démocratique et pacifique de passage au socialisme, le cinéaste chilien Patricio Guzman en a porté la catastrophe dans son coeur, son esprit et son ventre. Contraint à l'exil (à Cuba, en Espagne, puis en France), Patricio Guzman n'a pas cessé de revenir, en cinéaste et avec différentes focales, sur ces événements tragiques. La trilogie La Bataille du Chili (six grands prix en Amérique latine et en Europe), réalisée entre 1974 et 1979 avec Chris Marker, Chili, la mémoire obstinée (1997), Le cas Pinochet (2001), Salvador Allende (2004) témoignaient des tentatives récurrentes pour maîtriser mentalement, grâce à la documentation et l'analyse, cette horreur politique endurée par son pays, le Chili. Mais, voilà que depuis l'éblouissant Nostalgie de la lumière (2010), Patricio Guzman a adopté le (très) grand angle pour fondre, en une méditation fascinante, cette tragédie politique dans la grande Histoire, et la grande Histoire dans les cycles de la nature et le cours sublime de l'univers.
Dans le film Nostalgie de la lumière, Patricio Guzman conférait une dimension cosmique au sol aride du désert d'Atacama (un observatoire ultramoderne tourné vers les étoiles y est installé) où les familles de disparus cherchent, pathétiquement et inlassablement, les fragments d'os des leurs, balancés dans le vide du haut d'hélicoptères par les fascistes. Entre mémoire politique, mémoire archéologique d'une civilisation indienne et considérations astronomiques, le film dégageait d'amples espaces de méditation. Et l'amplitude du point de vue offre à l'indignation éthique une dimension nouvelle de sagesse et dignité.

Le film Le Bouton de nacre commence par un somptueux hymne visuel à l'eau. Images d'une grande qualité plastique invitant le spectateur à une réflexion sur le caractère (de plus en plus) précieux de cet élément qui porte, régénère et développe la vie. Eau de la pluie, des rivières, des océans, eau dramatiquement absente des parties désertiques du Chili. Le Chili : un pays qui ne fait que s'allonger jusqu'à sa pointe extrême, la Patagonie, cette terre des extrêmes, du feu, de la glace et de la pluie. Un bout du monde... Or, depuis des temps immémoriaux, des tribus indigènes vivaient là, dans cet espace hostile, cet archipel immense, tirant l'essentiel de leurs ressources de l'océan, sous le dôme imaginaire de leur cosmogonie. Mais voilà que des colons, des aventuriers, des chercheurs d'or sont arrivés, et ont exterminé ces indiens, directement ou indirectement... Patricio Guzman interroge l'une des survivantes : «Vous considérez-vous comme chilienne ?», et l'indienne répond, plissant ses yeux et d'une voix rauque : «Non, je ne suis pas chilienne, mais kawésqar». C'est le nom de son peuple. Et il signifie « Homme »... Qui se souvient aujourd'hui de cette culture, de ces Indiens ? Quelques images d'archives dans le film. Il y a des accents de Tristes Tropiques (Lévi-Strauss) dans Le Bouton de nacre, d'une impressionnante gravité.
C'est ici qu'intervient le premier bouton de nacre du film, ce bouton qu'un navigateur, Robert FitzRoy (commandant de la marine royale britannique, il cartographia cette région et ouvrit la voie ainsi à la colonisation) remit à un Indien aussitôt baptisé... Jemmy Button ! Emmené à Londres en 1830, acculturé, éduqué selon les bonnes manières de l'époque, l'indien Jemmy Button, devenu gentleman, finit cependant par être ramené chez lui... Mais sa culture d'origine était déjà fichue. Alors, ce bouton de nacre devient le symbole de la civilisation occidentale, qui sut acheter les cultures traditionnelles avec de la bimbeloterie avant de favoriser leur disparition... Quant au deuxième bouton de nacre, retrouvé dans les fonds marins, agrégé comme un coquillage parmi d'autres coquillages et des algues, sur un morceau de rail complètement rouillé, il est tout ce qui reste d'une des nombreuses victimes de la dictature de Pinochet. En effet, détenus dans un camp sur l'île Dawson, un certain nombre des sympathisants d'Allende ont « disparu » de la façon suivante : empoisonnés par injection, lestés d'un morceau de rail de manière à ne jamais refaire surface, empaquetés, jetés dans les flots du haut d'hélicoptères, puis totalement décomposés, désagrégés au fond des eaux, ils ne laissaient plus aucune trace, eux les vivants ! Sauf ce bouton de nacre, pour l'un d'entre eux... Entre les deux boutons de nacre, l'histoire d'une perte, d'une douleur, d'un immense gâchis humain, et la permanence d'une indignation morale.

Mais, l'ayant rattachée à l'anthropologie, à la géographie et la cosmologie, le cinéaste Patricio Guzman parvient, dans Le Bouton de nacre, à sublimer cette révolte éthique en une méditation poétique empreinte de puissante gravité, où se répondent en échos art, science et philosophie. Comme dans la phrase célèbre d'Emmanuel Kant : « Deux choses remplissent l'esprit d'admiration et de crainte incessantes : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi ».
Pierre Corcos
12-11-2015
 

Verso n°136

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