On peut considérer l'artiste comme un génie autarcique, indifférent à ce qui l'environne, protégeant d'un bunker schizoïdique ses recherches formelles ; ou bien alors se dire que non, sensible au lieu et au temps où il évolue, à ce qu'il perçoit, à la culture locale, à ce qu'il absorbe chaque jour, en symbiose avec son écosystème, l'artiste traduirait, par une alchimie complexe et originale, tous les messages sensoriels et culturels dont il est sans cesse bombardé, en une oeuvre où ces derniers, présents partout de manière latente, ne seraient visibles de façon patente nulle part... Et c'est à ce point de vue - « écologique » en somme - que s'est ralliée Hélène Guenin, la commissaire de l'exposition (jusqu'au 22 Octobre) À propos de Nice : 1947-1977, au MAMAC, dont elle est la nouvelle directrice. En même temps, Jean-Jacques Aillagon, commissaire général de cinq expositions convergentes - au MAMAC, au Musée Masséna, au 109 Laboratoire de création de Nice, à la Galerie des Ponchettes, etc. - dans le cadre commun de Nice 2017. École(s) de Nice, a pris acte que cette année marque le « 70ème anniversaire de la création présumée de ce que l'histoire de l'art désignera ensuite, non sans parfois une certaine imprécision, comme « l'École de Nice » ».
Nice... Couleurs éblouissantes du ciel et de la Méditerranée, architecture aux façades exubérantes et diaprées, allant du pistache clair au rouge cramoisi, pléthorique végétation parsemée de fleurs rutilantes, érotisme des baigneuses alanguies, kitsch bouffon du carnaval et des attractions, coloris fous des touristes... Le critique Jean-Jacques Levêque parlant, dans Opus International n°1 (avril 67) de l'École de Nice, évoquait déjà la « légion de transatlantiques aux couleurs vives, monstrueux étalage de gadgets en matière plastique », et plus loin déclarait : « Oui, Nice c'est notre paradis pasteurisé et tranquille. À partir de là un art pouvait s'édifier qui adhérât à cette réalité fabriquée ». Arman, Ben, César, Claude Gilli, Yves Klein, Robert Malaval, Claude Pascal, Martial Raysse, Bernard Venet, plus ou moins conscients de ce qu'ils doivent à Nice dans sa réalité concrète, sensuelle (de nombreuses et fortes citations en témoignent dans l'exposition), luttent aussi contre l'isolement culturel dans lequel l'Éden glamour de la French Riviera et ses étouffants stéréotypes risquent de les enfermer.
De cette contradiction naît, comme souvent, une proposition artistique originale, métaphore surmontant, déplaçant l'antagonisme originel... Ici Arman récupère les jetons du Casino et en tire une oeuvre grenat surprenante, là c'est Martial Raysse qui, à partir d'une photo de baigneuse, concentre Pop Art, érotisme joyeux et référence théâtrale (Soudain l'été dernier), là encore Claude Gilli reprend les couleurs éclatantes de Nice, joue avec elles dans des panneaux découpées, plus loin c'est Ben qui, tirant parti sur la Promenade des Anglais du flux permanent d'un public potentiel, commet ses actions post-duchampiennes ludiques... Et franchement, le bleu d'Yves Klein aurait-il pu naître à Londres ? Robert Malaval aurait-il pu parachever la recette de son « aliment blanc » sans les techniques artisanales des carnavaliers de Nice ? Venu de Suisse, Albert Chubac a-t-il choisi au hasard de s'installer dans l'arrière-pays niçois (il avoue : « Le soleil c'est ma drogue ! ») pour y créer ses pimpantes structures modifiables ? Et Robert Filliou, qui voulait passionnément rapprocher l'art de la vie, n'a-t-il pas trouvé à Villefranche-sur-Mer, près de Nice, un lieu convivial approprié pour y réussir ses expériences, et pouvoir conclure : « Nous avons joué à des jeux, inventé et désinventé des objets, correspondu avec les humbles et les puissants, bu et parlé avec les voisins » ?
Si les contours esthétiques de l'École de Nice restent incertains, s'il y a eu un vif débat sur la pertinence de cette « école » (l'exposition témoigne bien des interventions polémiques d'alors, de Lepage, Restany, Lévêque, critiques d'art), tous ces artistes, Niçois d'origine ou d'adoption, auraient sans doute en commun une forte ambivalence à l'égard de ce paradis pour retraités et touristes, à la fois ambroisie chromatique et piège mortel, ville enchanteresse mais incitant à l'oisiveté béate... Si un Anglais ou un Américain de passage avait demandé à l'un de ces artistes : « You live here ? Oh, it's so nice ! », l'artiste en question aurait eu l'envie renouvelée de subvertir, transgresser par des gestes provocateurs, de frondeuses expérimentations ou des objets disgrâcieux cet agréable de surface, risque majeur d'une médiocrité de fond ! Et voilà pourquoi tous ces artistes, chacun à sa manière, malmène la jolie carte postale, la gribouille, la déchire... Mais, dans les innombrables fragments déchirés, les éblouissantes couleurs naturelles ou architecturales et une certaine joie sont restées.
Sur trois étages, l'exposition aligne des thèmes éclairants (« french riviera », « merveilleux moderne ? », « quête d'absolu », « la peinture en question », « art de gestes et d'attitudes », etc.) et un choix d'oeuvres représentatives de cette « École » polémique, mais tout de même assez reconnue pour que, dès 1977, le tout nouveau Centre Pompidou lui consacre une exposition reprenant le titre d'un film célèbre de Jean Vigo, À propos de Nice. Et cette exposition au MAMAC, au moyen de films, photos et documents, rappelle par signes récurrents, les capillarités entre la ville de Nice et les créations de ces artistes.
Pour que devant ces créations, sans doute, on ne manque pas de murmurer : « Oh, it's so Nice ! »
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