La Halle Saint-Pierre présente l'exposition Grand Trouble jusqu'au 30 juillet.
Pour qui se soumet de bonne grâce aux rituels glacés de l' « art contemporain », consent avec mansuétude à sa quête anxieuse d'innovation et, pour ne pas se satisfaire de la honteuse « doxa », acquiesce aux « objets déceptifs » (cf. Anne Cauquelin) du dit « art contemporain », pour qui ne souffle mot devant quelques postures de l'imposture - ou alors l'inverse ! -, gobe sans trop renâcler, dans un décor d'hôpital, du conceptuel et du technologique parce qu'ils représentent en somme (comment renoncer totalement à Hegel ?) l' « esprit du temps », un tel lieu et une telle exposition, certes, risquent vite d'être stigmatisés comme « ringards », la pire insulte ; ou alors, peut-être et tant mieux, sont agréablement ressentis comme une bouffée d'oxygène, une halte nostalgique, une impression de proximité. Sans doute une histoire d'amitié : « Nous sommes quelques-uns, à peine une poignée. De sensibilités distinctes, nous sommes issus de filiations esthétiques et éthiques souvent contraires. (...) Un état d'esprit a surgi, un mouvement - sans nom pour le désigner - s'est esquissé, tissant des liens puissants, de complicité et d'amitié profonde », lit-on sur le prospectus de présentation. Et ce musée de la Halle Saint-Pierre, au pied de la poétique butte Montmartre, dans une halle ancienne de style Baltard, abritant l'un de ces cafés attachants de Paris, puis une galerie obscure, circulaire et mystérieuse au rez-de chaussée, ainsi qu'une librairie d'art unique en son genre, offrait l'endroit idéal pour ce type d'expositions d'art singulier, dit « outsider ».
Mais, plus précisément, et pour sortir un peu de ces catégories pouvant être réductrices par leurs connotations, comment qualifier globalement ce qui est exposé ici, dans cette exposition Grand Trouble, et préciser ce qu'il resterait de commun à cette cinquantaine d'artistes si variés, parmi lesquels des peintres (Gilles Aillaud) et des illustrateurs (Toni Ungerer) bien connus ?... Beaucoup d'oeuvres d'abord procèdent essentiellement de la vision, et non du concept. Ensuite une patiente et minutieuse élaboration (prime au dessin et à ses médiums classiques) se mettent au service de cette vision (par exemple le très beau travail de Joël Person, au fusain, à la pierre noire, au graphite). Enfin une dimension « littéraire » émerge de ces oeuvres, soit que les artistes écrivent autant qu'ils dessinent (Frédéric Pajak), soit qu'ils ne dédaignent pas le commentaire critique sur notre monde (Mix & Remix), soit qu'à l'évidence leur inspiration soit nourrie d'excellente littérature... Cette dimension « littéraire » rapproche, on le conçoit aisément, certaines oeuvres de l'esthétique surréaliste (on ne peut qu'être impressionné par les montages d'éléments composites, traités avec une extrême finesse, de Mélanie Delattre Vogt), mais parfois c'est la littérature scientifique qui vient inspirer l'artiste (Paul-Armand Gette ou Matthieu Gounelle), et l'on voit tout à fait autre chose...
On trouve aussi des photographes, comme Jean-Michel Fauquet. Mais là aussi, le traitement d'atelier qui évoque l'estampe, la dimension métaphorique du sujet choisi qui garde un ancrage littéraire, intègrent bien ce photographe dans le mouvement, l'état d'esprit en question, cités plus haut dans le papier de présentation. Des oeuvres en trois dimensions, souvent bizarres, agrémentent enfin cette exposition déambulatoire à la Halle Saint-Pierre, qui évoque bien davantage une rêverie vagabonde telle que l'aimait Bachelard, un florilège d'idiosyncrasies artistiques - dans le genre collection disparate à la Dubuffet - que la déclinaison analytique d'un thème ou un concours homogène d'excentricité chic, comme l' « art contemporain » généralement les apprécie.
Mêmes les quelques pièces peu convaincantes ici restent sincères, parce qu'on y entend plus une parole bégayante qu'un discours parfaitement rôdé.
Les commentaires proposés pour les oeuvres insistent encore (cela se fait de moins en moins...) sur le parcours singulier de l'artiste, ses origines (à ce propos, on constate la présence d'un certain nombre d'artistes suisses), ses liens éventuels avec l'édition, la littérature ou la presse. Bien entendu, on est un peu embêtés de n'avoir sous les yeux que trois ou quatre travaux de l'artiste en question, mais c'est toujours le problème des grandes expositions de groupe... Les Cahiers dessinés éditent, à l'occasion de cette exposition, un livre-catalogue intitulé Grand Trouble qui reproduit des oeuvres de l'ensemble des artistes présentés. On s'attarde sur certaines pages, on scrute, on s'interroge machinalement : dans quelle catégorie cette chose ? Qui c'est celui-là ? C'est de l'art, ça ?... Mais alors le lieu sans doute, la Halle Saint-Pierre nous chuchote vite ces mots connus de Jean Dubuffet : «L'art ne vient pas se coucher dans les lits qu'on a faits pour lui ; il se sauve aussitôt qu'on prononce son nom. Ce qu'il aime, c'est l'incognito, ses meilleurs moments sont quand il oublie comment il s'appelle ».
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