par Thierry Laurent
Mais la question se pose. A force de se vouloir pure intelligence aux dépens
d’un abandon du sensible, l’art n’est- il pas en train
de programmer son propre disparition ? L’art, s’il veut conserver
sa vocation à produire de l’idée, est forcément
contraint de se tourner vers d’autres supports que ceux jusqu’à présent
accrédités, peintures, installations, ready-mades. Avec Hegel,
il est loisible d’évoquer l’inéluctabilité d’une
fin de l’art au profit de la philosophie. Mais au-delà de la
philosophie, l’art, devenu concept, ne doit-il pas adopter dorénavant
des supports aussi abstraits que les mathématiques ou les équations
de l’astrophysique ? Les grands artistes du futur, ceux qui produiront
non seulement des équations, mais aussi du rêve, du vertige,
des univers inédits et fascinants ne sont-ils pas les prix Nobel de
physique ?
On peut penser que puisque l’art a abandonné ses critères
classiques d’appréciation (le beau sensible compris comme une « subjectivité universelle »,
(Kant), et plus simplement l’affect rétinien) pour se tourner
du côté de la pensée pure, tôt ou tard il aboutit à éliminer
du champ de la création les artistes issus du « monde de
l’art », au profit d’autres artistes, des artistes qui
s’ignorent : les scientifiques.
L’instrument esthétique de « l’artiste scientifique » est
le langage des équations mathématiques. En somme un langage qui
est utilisé avec des règles et des logiques parfois complexes,
mais dont il résulte la création d’espaces nouveaux.
Que ces espaces inédits apportent une nouvelle compréhension
du monde, voire une nouvelle « Idée » du monde,
ce qui est en fait la vocation de la science, (en cela la science est hégélienne),
voilà qui ne mérite pas qu’on s’y attarde.
Mais ce qui paraît plus pertinent au regard du statut artistique
de la science, c’est que ces espaces nouveaux ont un statut d’œuvres
d’art en ce sens qu’ils commencent leur existence comme pure
fiction. Ce n’est que plus tard qu’ils seront confrontés à la
sanction du réel, transformant ces espaces « artistiques » en
espaces « scientifiques ». Le temps de latence, où l’espace
issu de nouvelles équations mathématiques appartient encore à l’imaginaire
de son inventeur, peut être assez long, et cet espace nouveau revêt
donc d’abord une valeur de fiction intellectuelle, de pure œuvre
d’art, de création, dont le seul jugement envisageable ne peut être
que d’ordre « esthétique ».