Ce serait un documentaire mélancolique sur Dawson City, aujourd'hui un village dans le Yukon, au Canada, mais jadis, au tout début du XXème siècle, une ville effervescente de 40 000 habitants, jaillie de la célèbre Ruée vers l'or du Klondike... Un ville construite en bois, ravagée par de nombreux incendies, et un jour abandonnée quand les chercheurs d'or, les aventuriers s'en détournèrent pour d'autres gisements aurifères, en Alaska cette fois.
Alors ce serait plutôt un documentaire palpitant sur la Ruée vers l'or du Klondike, cette folle aventure qui a tenté quelques 100 000 prospecteurs, de rudes gaillards capables d'affronter un froid cruel et une contrée hostile rien que pour une étincelante poussière dans la boue. Maniant la pioche et le pistolet, des brutes hallucinées, avides, plutôt que le merveilleux gentleman incarné par Charlot dans son bouleversant La Ruée vers l'Or ! Sur cette ruée hystérique, et décevante pour la plupart (seuls 4000 prospecteurs trouvèrent finalement de l'or), d'autres films muets, moins drôles, furent tournés. Car, pour distraire nos aventuriers, en plus des salles de jeux et des bordels, il y avait le cinéma et ses innombrables films muets.
Finalement Dawson City : le temps suspendu (2020) de Bill Morrison nous parlerait davantage du cinéma muet d'alors que de Dawson, ville du Yukon, ou de la Ruée vers l'or... Cinéma muet qui s'exprime avec les gestes, mimiques, attitudes emphatiques des acteurs ; qui ponctue les séquences de textes en blanc sur fond noir ; qui concentre, enserre dans un rond un détail ; qui se fait accompagner d'un alerte piano ; qui explore la folie du mouvement par l'invention du burlesque, etc. Oui, Dawson City serait un hommage voilé au « cinéma archaïque », en nous offrant une sélection (en rapport avec les thèmes abordés) d'extraits de films muets qui, jusque dans les années 1920, furent projetés dans les cinémas de Dawson... Bien, mais d'où proviennent donc tous ces films muets, souvent détériorés, corrodés?
La réponse à cette question confère à l'oeuvre de Bill Morrison une quatrième dimension, archéologique celle-là... En juin 1978, des travaux d'excavation exhumèrent sous une ancienne piscine devenue espace de rebut, des centaines de films au nitrate, une composition chimique attestant de l'ancienneté de ces pellicules. S'en suivit un travail de nettoyage, de restauration d'un patrimoine d'autant plus précieux que 75% des films muets, estime-t-on, seraient perdus ! Alors un documentariste archéologue, notre Bill Morrison ? Ou un cinéaste historien qui étudie autant une époque et ses événements que ses personnages charismatiques ? Ou bien un sociologue critique révélant, à travers les trafics, la cupidité, la surexploitation, les logiques du profit et celles de la concentration, toutes illustrées par l'économie de Dawson, les mécanismes typiques du capitalisme ? Ou finalement un poète, un artiste qui, dans une oeuvre singulière, sans paroles dites, étonnamment musicalisée par Alex Somers, a soigneusement entremêlé tous ces niveaux de signification, en y ajoutant des photographies (un hommage au photographe Eric Hegg (1867-1947), au passage, qui sut fixer les pittoresques personnages de Dawson) et quelques interviews ?... La réponse se trouve dans cette question. Car il faut être un vrai artiste pour fabriquer un film pareil, transcendant avec aisance les nombreux thèmes qu'il aborde, et emportant le spectateur durant deux heures dans un autre espace-temps, vers cette sorte de civilisation perdue dans les neiges, dont les seuls vestiges restent des images animées et muettes en noir et blanc où s'agitent des fantômes. Images qui furent visionnées par d'autres fantômes assis dans des salles obscures, à Dawson City... Il faut être un créateur inspiré pour tirer un parti esthétique même de la corrosion de ces films : elle macule de taches et striures dansantes ces images mobiles, et Bill Morrison s'amuse avec ce mixte de figuratif et d'abstrait sur la pellicule.
Ceux qui connaissent le cinéma expérimental de l'américain Bill Morrison savent qu'il a coutume de procéder au collage/(re)montage de films retrouvés (une pratique qu'on appelle le « found footage »), et donc que son esthétique, s'appuyant sur l'archive visuelle, touche à notre rapport au temps. À ce qui, pour être sauvegardé, fut inscrit dans de multiples (mais toujours fragiles) supports : vieilles photographies, pellicules, disques. Cette fragilité même, la vulnérabilité de tout support matériel, la corrosion et la perte, comme l'incertitude, l'évanescence du souvenir, enfin le pathétique qui forcément émane de ces restes ensevelis puis exhumés, qui résulte de cette entropie à laquelle résiste, mais temporairement, la forme, caractérisent le cinéma de Bill Morrison.
Comment le réalisateur ne se serait-il pas alors entiché de ces 553 bobines de films muets conservées dans le permafrost, oeuvres de fictions et actualités ? Songeant à cette « City of Gold », Dawson, qui n'est plus aujourd'hui qu'un village oublié, à ses grands cinéma disparus, incendiés, à tous ces réalisateurs du muet qui voulaient attraper la vie, capturer le temps qui s'en va sur des films corruptibles, Bill Morrison aura sans doute été moins inspiré par le funèbre Memento, homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris du Livre de la Genèse que par la vision éblouie d'une fine pellicule d'or : le temps suspendu. Et le cinéma.
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