Les éditions Gallimard viennent de publier « D'un siècle l'autre », l'autobiographie de Régis Debray, forcément passionnante comme aurait dit Marguerite Duras. L'ancien guerillero castriste, la plume de Mitterrand et le professeur de médiologie est un écrivain « dont on reconnaît immédiatement le style, a dit Bernard Pivot. Un mélange de langage philosophique, une diversité extraordinaire de vocabulaire qu'il rompt avec des expressions populaires, des jeux de mots comme 'tout à l'ego', l'un de ses préférés. » Un seul regret dans ce bilan d'une vie extrêmement riche : Régis Debray ne parle jamais de ses amitiés avec des artistes plasticiens et ses combats pour les défendre. C'est pourquoi je voudrais évoquer au moins un épisode caractéristique, qui n'aurait pas eu sa place dans le livre : la lettre qu'il a adressée en 2000 à Werner Spiess, alors directeur du Musée National d'Art Moderne. Le philosophe était scandalisé par le sectarisme de l'accrochage des collections, et je le mentionne d'autant plus volontiers que, hélas, ses observations d'il y a vingt ans sont toujours parfaitement d'actualité.
Pourtant Régis Debray ne se rangeait nullement parmi ceux qui déclaraient à ce moment que l'art contemporain n'est qu'une vaste imposture, comme Jean Clair ou Marc Fumaroli. Il faisait la part des choses, mais voyait bien que les responsables du Centre Pompidou ne sortaient guère de l'autoroute inventée par Clement Greenberg. Je le cite : « L'autoban Manet-Cézanne-Picasso-Pollock-Jasper Johns, sans bifurcation ni retour autorisé. » Il approuvait la présence des allemands Kiefer, Rainer et Baselitz, et se réjouissait surtout de « quelques échappées furtives hors des sentiers battus. » Il s'agissait de Sam Szafran, Music ou Jacques Monory (« sauvé, lui, par le cinéma »). Mais ce n'était pas assez, les décideurs adoptaient un certain conformisme de la bêtise (en l'occurrence contre la peinture et contre la France), et Debray recensait par exemple les absents peintres étrangers dont le point commun était curieusement d'avoir tous choisi de travailler en France : Adami, Arroyo, Zao Wou-Ki et Dado. Il ne voyait par ailleurs dans notre musée national, en le regrettant, ni Rebeyrolle, ni Erro, ni Télémaque « pour ne pas parler d'Ernest Pignon-Ernest, Cueco, Velickovic. » Il citait encore Gérard Fromanger en 2000, seize ans avant que ce dernier soit tout de même enfin invité au Centre Pompidou pour une rétrospective qui, aujourd'hui, reste une exception parmi les peintres figuratifs français ou vivant en France, toujours systématiquement occultés.
Il espérait bien voir un jour les artistes qu'il citait à la place de David Hockney (celui par qui, selon lui, le pop art est parvenu au sommet du ridicule) et il énonçait le syndrome de nos conservateurs et responsables d'institutions culturelles qui incarnaient l'air du temps, un air malheureusement toujours dominant en 2020. « Nous nous rachetons du refus des novateurs d'hier par une surcompréhension, une suracceptation des faiseurs d'un jour. Un septuagénaire, aujourd'hui, s'il a beaucoup lu et beaucoup voyagé, a la mémoire pleine comme un placard. De cadavres, de queues de poisson, d'écoeurements et d'illusions perdues. » Il ne s'agissait pas d'une allusion à Debray lui-même mais au sculpteur Jean-Louis Faure dont Debray possède une pièce dans sa maison. La sculpture représente Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir refusant de serrer la main d'Arthur Koestler par pur sectarisme stalinien. Son titre est « Bêtise de l'intelligence ». Régis Debray n'est pas comme Sartre : lui, il a l'intelligence critique de la bêtise...
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