Faut-il que le dessin satirique de presse soit de plus en plus censuré, qu'il se raréfie dans le monde, et que ses auteurs soient emprisonnés, ou carrément assassinés, pour que nous nous rendions compte enfin qu'il aide à vivifier nos démocraties ? Et, pour que nous réalisions avec le philosophe Alain que « la plus haute valeur au monde, c'est l'esprit libre », faut-il que cet esprit libre soit laminé par les théocraties, les régimes autoritaires et les autocraties ? Ici il offense le croyant, là il importune des pouvoirs tentaculaires, plus loin il dérange tel lobby, il agace une tribu ou gêne un potentat... Toujours de bonnes raisons, en somme, pour la censure, l'auto-censure ! Et au final pour l'enrégimentement. N'est-il de valeur pleinement reconnue que celle qui, d'avoir été longtemps négligée, dédaignée par inconscience, se retrouva un jour perdue ? Samuel Paty, un professeur d'histoire-géographie, a été décapité pour avoir, lors d'un cours d'enseignement civique sur la liberté d'expression, montré à ses élèves deux caricatures de Mahomet provenant de Charlie Hebdo. Or cinq dessinateurs satiriques qui y collaboraient furent sauvagement assassinés lors de l'attaque terroriste islamiste contre ce journal le 7 janvier 2015. Il y a juste six ans... Parmi eux un certain Jean Cabut (1938-2015), dit Cabu.
Riche de ses 350 oeuvres, la grande exposition, interrompue par le confinement, Le rire de Cabu, à la Salle Saint-Jean de l'Hôtel de Ville de Paris, a de grandes chances d'être reprise une fois les lieux culturels à nouveau accessibles au public. Elle couvre quelques 60 ans de dessins humoristiques signés par celui qui sut toujours allier verve satirique et esprit d'utopie. Le commissaire de cette exposition, Jean-François Pitet, était aussi un ami du dessinateur, et cela se ressent ici par un effet de « présence » de l'homme par-delà l'artiste (dès l'entrée, on tombe sur notre Cabu derrière son bureau capharnaüm, reconstitué pour l'occasion). Il a bien fallu deux ans de sélection et de classification (Cabu est tout de même l'auteur de plus de 35 000 dessins !), avec l'aide précieuse de l'épouse du dessinateur, pour arriver à ce parcours thématique, seul à même de rendre compte de la variété de ses sujets d'inspiration. Déjà, en 2006, l'Hôtel de Ville de Paris avait rendu hommage à Cabu à travers une exposition attachante, Cabu et Paris, tandis que l'année suivante, une rétrospective était organisée à la médiathèque de Châlons-en-Champagne, sa ville natale (son père était professeur à l'École nationale supérieure des arts et métiers de cette ville). Un documentaire fut réalisé par Jérôme Lambert et Philippe Picard, Cabu, politiquement incorrect !, la même année. Par cette nouvelle exposition, et sans doute pas la dernière, le visiteur peut dénombrer de multiples talents que le dessinateur, éternel adolescent toujours modeste, se faisait un devoir de minorer. Sa maîtrise graphique d'abord s'apprécie par l'économie des moyens pour un maximum d'effets. Adepte de la « ligne claire », il a ce sens aigu du trait juste (dont les profanes n'estiment pas la valeur le plus souvent) et une telle habileté que ses amis racontent qu'il était capable, sans voir, de bien dessiner un crayon (ou un stylo) sur un papier... dans la poche ! En 1969 d'ailleurs, il recevait le Crayon d'or des mains de Jean Effel et Pierre Dac. Cabu a talentueusement caricaturé Pompidou, Giscard, Marchais, Mitterrand, Jospin, Chirac, Sarkozy, Hollande, figures politiques immédiatement reconnues, ce qui n'est pas le cas de « caricatures » faites par d'autres dessinateurs. Un autre talent : l'invention de personnages devenus vite des « caractères », des figures archétypales, comme cet adjudant Kronenbourg (incarnant une armée à la Courteline), la fille du proviseur, Dorothée, le Grand Duduche (inspiré en partie par... lui-même), le Beauf (tellement célèbre que le mot entra dans le dictionnaire en 1985). Cette invention de personnages emblématiques le rapprocherait, par l'observation pointue des sociotypes, d'une Claire Bretécher. Une qualité supplémentaire : la constance de ses engagements du côté de l'écologie, du pacifisme, d'une rigoureuse laïcité. Évidemment, ses charges contre l'armée, l'intégrisme religieux ou l'extrême-droite lui vaudront maints procès. Mais notre dessinateur garda toujours en tête l'adage selon lequel la liberté ne s'use que si l'on ne s'en sert pas. Et il s'en servira jusqu'à en être assassiné.
Les nombreux sujets abordés dans cette exposition (la politique, la consommation, les jeunes, la culture, les multiples aliénations, le désir, etc.), la variété des collaborations du dessinateur dans les différents médias ont incité à un regroupement en huit thèmes. On aurait apprécié une mise en perspective complémentaire avec les réalités historiques, sociologiques, rendant compte de la prévalence de certains thèmes à tel ou tel moment. Et, si l'on n'est pas étonné d'apprendre ici que Dubout était le dessinateur que Cabu admira le plus (dès l'âge de dix ans il recopiait ses dessins), on aurait bien accueilli - puisque Cabu se qualifiait de « dessinateur de presse » - un développement sur le journalisme graphique ou, comme on veut, le graphisme journalistique et sur cette belle tradition de la caricature en France qui semblent de nos jours devenu insupportables à tant de brutes épaisses aux yeux si délicats.
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