Dans son excellente Brève histoire de la photographie (Éditions Hazan 2015), Michel Poivert montre que, du numérique actuel aux tout premiers trucages et procédés techniques, à l'encontre de ce « naturalisme » qui paraît à beaucoup l'évidence de la photographie, c'est en fait sa part construite, sa « mise en scène », la vision initiale et intérieure du photographe qui doivent être continuellement rappelées, mises en valeur... Une nouvelle illustration de cet artifice, de cet imaginaire propres à l'acte photographique nous est offerte par deux expositions qui, partant d'un même donné, la rue, proposent deux esthétiques très différentes. L'une, Sergio Larrain, Londres se tient à la Fondation Henri Cartier-Bresson jusqu'au 18 octobre, et l'autre, Bruce Gilden, Lost and Found à la Polka Galerie jusqu'au 31 octobre.
Durant l'hiver 1958-1959, le photographe chilien Sergio Larraín (1931-2012) se rendait dans la capitale britannique et réalisait, grâce à une Bourse du British Council, son premier travail significatif. La commissaire d'exposition, Agnès Sire, nous l'a présenté en insistant à juste titre sur la dimension d'abord subjective et imaginaire de cette appréhension de la rue londonienne. Une citation sans équivoque du photographe reste ainsi la meilleure exergue à l'exposition : « C'est en moi-même que je cherche les photographies, quand, mon appareil en main, je jette un oeil au-dehors. Je peux matérialiser ce monde de fantômes lorsque je rencontre quelque chose qui résonne en moi »... Évanescents, les personnages du passé filent dans la mémoire, ils s'estompent dans le flou de ses réminiscences : et voici un passant londonien, le chapeau melon sur sa tête penchée, évoluant dans un épais brouillard, saisi au second plan d'un lacis de branches noires. Dans une autre photographie, une nuée d'oiseaux environne une silhouette frêle et sombre qui semble juchée sur un promontoire : il est difficile de reconnaître Trafalgar square, mais loisible de percevoir là comme une métaphore des pensées folles qui nous assaillent. Dans une troisième photo, qui semble être un bal populaire noyé dans la brume et surmonté d'étranges figures longilignes en fil de fer, on ressent bien plus le fantastique d'une sourde menace qu'on ne reconnaît ce lieu de Londres. Nombre de ces photographies en noir et blanc semblent émaner d'un rêve, comme cette masse architecturale dans un ciel opalescent et que surmonte une rangée de statues, ou encore cette fumée de locomotive qui précède une foule compacte de voyageurs, ou enfin cette vue prise à ras du sol sur un quai de métro... Sans doute le photographe chilien est-il plus connu pour ses images de Santiago ou de Valparaiso, leurs rues et leurs enfants. Mais ces photographies de Londres, sauf quand parfois les personnages sont saisis de près, témoignent d'une sorte de distance rêveuse de l'artiste à l'égard du monde. Elle ne fera que s'accentuer, au point que Larraín abandonna la photographie en 1972 pour se consacrer à la méditation. Alors, ces places, ces rues nous entretiennent plus de poésie, de spiritualité que de Londres.
Si c'est également la rue qui est le motif du photographe américain Bruce Gilden, né en 1946 et comme Larrain membre de la prestigieuse agence Magnum, c'est d'un tout autre regard dont témoigne ce « street photographer », qui perçoit comme une éloquente tragi-comédie l'incessant ballet des passants. Mais, si l'on s'amuse à garder ce fil théâtral, Gilden, qui étudia d'abord la sociologie, relèverait moins d'un Carlo Goldoni, observateur subtil des moeurs, que d'un Georg Kaiser et de son théâtre expressionniste... Car c'est bien de cette esthétique expressionniste que procède l'oeuvre photographique de Bruce Gilden. Toutes les photos en noir et blanc présentées dans la Polka galerie expriment en effet l'outrance, et semblent jeter un cri silencieux. On y apprend un peu sur la rue de New York dans les années 70-80, les tenues de l'époque, mais beaucoup sur le regard (effrayé ? complice ? ironique ?) de celui qui confie : « Je dis toujours qu'une photographie de rue doit sentir le bitume et la crasse ». Ce qui implique la mise en scène d'une matérialité charnelle prenant le risque d'être répulsive... Toutes ces « gueules » choisies par Gilden n'ont vraiment rien de séduisant et, se sachant photographiées, lui/nous jettent un regard souvent hostile. Les personnages, groupés au premier plan, barrent l'accès visuel au paysage urbain. La rue, c'est eux ! Qu'ils grimacent ou conservent une expression renfrognée, ils s'imposent là, figures quasi cauchemardesques du théâtre intérieur angoissé de l'artiste : «À l'époque, je n'étais pas au mieux de ma forme. J'avais la trentaine. J'étais fauché, angoissé, drogué ». On ne retrouvera guère la Huitième ou la Neuvième Avenue, Delancey Street, etc., mais on sera ici accroché par des saynètes photographiques grotesques, brutales. Par ce théâtre de marionnettes pour adultes. Lost and Found est le titre de l'exposition. Voici une femme carrément allongée par terre et en train d'allumer une cigarette ; cette autre hurle dans une cabine téléphonique ; et le photographe américain, comme elles, est sans doute perdu dans cette folie urbaine. La sienne peut-être... Lost and Found : cette perdition agit comme une boussole permettant à Gilden de trouver ses personnages, sa rue. Oh, elle aurait pu être à Londres ! C'est toujours celle de Bruce Gilden...
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