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[verso-hebdo]
01-10-2020
La lettre hebdomadaire
de Jean-Luc Chalumeau
Catherine Lopes-Curval
ou le féminisme en peinture
La galerie Pierre-Alain Challier réunit en ce moment 25 artistes plasticiennes sous le titre Les pionnières 2. Il n'y a pas de thème explicitement féministe, mais elles sont bien là en tant que femmes, ayant toutes réussi de belles carrières : depuis Lydie Aricks jusqu'à Tatiana Trouvé, on voit des pièces intéressantes de Carole Benzaken ou Monique Frydman pour les peintres, et des photographies de Valérie Belin ou Shirin Neshat : bref, rien que des créatrices de premier ordre. Catherine Lopes-Curval me semble la seule à exprimer un féminisme discret avec un petit tableau bouleversant dont il n'est pas nécessaire de connaître le titre (Camille) pour comprendre qu'il s'agit d'évoquer le destin tragique de Camille Claudel, génie de l'art qui n'était pas de force face à l'égoïsme de l'homme et l'hypocrisie du conformisme bourgeois de son temps.

Au premier plan, une petite vieille assise nous fait face. Elle est peinte exclusivement en noir et gris. Nous devons être dans le début des années 40, à l'asile de Montfavet. Camille est enfermée depuis bientôt trente ans. Elle va mourir de faim et de froid le 19 octobre 1943. Ce n'était la faute de personne, et le directeur de l'institution psychiatrique avait déclaré à Paul Claudel : « mes fous meurent littéralement de faim : 800 sur 2000... les restrictions touchent durement les psychopathes. » Camille avait 78 ans, elle était internée depuis l'âge de 48 ans à la suite d'une demande de « placement volontaire » signée par sa mère, incarnation de la bonne conscience bourgeoise qui ne peut tolérer la conduite d'une femme vivant une passion adultère et pratiquant l'avortement (le dernier en 1892, au moment où Rodin l'abandonne). Pour Catherine Lopes-Curval, il s'agit de dire en une image ce qui a été englouti par la décision maternelle (le père venait de mourir) contre laquelle Paul ne put rien faire, se contentant de noter dans son journal : « A Paris, Camille folle. Le papier des murs arraché à longs lambeaux, un seul fauteuil cassé et déchiré, horrible saleté. Elle, énorme et la figure souillée, parlant incessamment d'une voix monotone et métallique. »

Ce qui a été englouti : Lopes-Curval choisit la métaphore d'une énorme vague qui va recouvrir une sculpture célèbre, signée par le seul Rodin et pourtant co-réalisée avec Camille en 1886 : Le Baiser. C'était la période la plus incandescente de leur passion. Les auteurs ont transposé le thème de Paolo et Francesca imaginé par Dante dans sa Divine Comédie. Ce sont des amants, et ils vont être poignardés : « Amour nous a conduit à une mort unique » fait dire Dante à leurs ombres. Rodin et Camille se sont inspirés des Esclaves de Michel-Ange. Leurs deux figures restent incluses dans le bloc de marbre, pour dire qu'ils sont entièrement absorbés par leur passion physique. Oui, Camille a participé à l'une des représentations de l'amour les plus réussies de toute l'histoire de l'art, et exprimé sa propre soumission à la passion, alors que son partenaire va s'éloigner d'elle sans état d'âme. Pour Camille, l'amour n'a pas conduit à « une mort unique » des amants, mais bien à sa seule mort lente dans les pires conditions. Ce remarquable petit tableau le dit sans pathos, et pose implicitement la question de savoir si la condition féminine, encore épouvantable au début du XXe siècle, malgré de considérables progrès, a vraiment fondamentalement changé aujourd'hui.
J.-L. C.
verso.sarl@wanadoo.fr
01-10-2020
 

Verso n°136

L'artiste du mois : Marko Velk

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