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[verso-hebdo]
12-11-2020
La chronique
de Pierre Corcos
La force du documentaire
Le film documentaire ne se contente pas de nous ouvrir à des réalités qui nous sont étrangères, lointaines (les innombrables reportages et films pédagogiques en font autant), il peut aussi mettre en pratique une réflexion originale sur le réel, sur son filmage et sa mise en scène quand il est créé par de véritables auteurs. Jean Rouch, Chris Marker, Agnès Varda, Frederick Wiseman, pour ne citer que des exemples connus, marquent de leur empreinte cette appréhension filmique du réel. Et l'on imagine aisément comment les choix de prises de vue, de montage, de commentaires (ou non), de musicalisation (ou non), d'espaces laissées à la parole de celles et ceux qui sont filmés, feraient que deux documentaires de création signés par deux réalisateurs produiraient, sur le même sujet, des oeuvres cinématographiques différentes. De surcroît la réalité, pas seulement humaine, est plurivoque, inépuisable. Et une autre vertu du documentaire consiste à nous libérer des représentations figées, limitatives voire mystifiantes dans lesquelles l'information télévisée nous emprisonne... C'est pourquoi le film documentaire mérite amplement son approbation croissante par le public, ses festivals et ses récompenses. Ainsi le très beau documentaire d'Eric Guéret, Le Feu sacré, qui s'est vu attribuer cette année le Grand Prix du Festival International du Grand Reportage d'Actualité et du Documentaire de Société, vaut d'être vu, alors même que son sujet résumé (le combat des salariés de l'aciérie d'Ascoval menacée de fermeture) peut en décourager plus d'un.

Si l'on prend le mot « art » dans le sens des techniques et de l'expérience nécessaires pour maîtriser une pratique donnée, c'est bien d'art dont Eric Guéret fait preuve pour inscrire, par le cinéma documentaire, un fait d'actualité dans un contexte économique global (les fermetures d'usine, la désindustrialisation en France), dans un drame humain, à la fois social et psychologique, mais aussi, ce qui est rare, dans la dramaturgie palpitante d'un « thriller » ! Art aussi par la manière dont il parvient à nous rendre proches des inconnus que jamais nous ne rencontrerons sans doute, à susciter en nous une sympathie, voire une empathie que nous n'aurions pas soupçonnée... Le directeur de l'aciérie, Cédric Orban, qui ne ménage ni son temps ni sa peine pour sauver l'usine, aux côtés des ouvriers et par tous les moyens, Nacim et Olivier, les délégués syndicaux, filmés dans leur lutte harassante, leurs espoirs et leur découragement, la secrétaire de direction, si droite et loyale, et quelques figures émergeant de ces trois cents ouvriers acquièrent ici en peu de temps une vibrante présence que maints personnages de fiction conçus pour nous émouvoir n'auraient sans doute pas. L'art de conduire le récit, avec tous ses rebondissements et ses retournements inattendus et variés (engagements non tenus, trahison de repreneurs, duplicité de la parole politique, promesses flottantes), joint à celui des gros plans sur des moments-vérité, y est pour beaucoup. Mais pas seulement... En vrai dramaturge, Eric Guéret a su creuser sous cet ardent combat pour exister, survivre, un sillon d'humanité. Les coups de l'adversité, l'incompréhension, le sentiment de perte, l'espérance, la désillusion et l'espoir à nouveau, parce qu'ils scandent le drame de toute vie, viennent parler à chacun d'entre nous, quels que soit son niveau socioculturel et sa classe d'origine. Le documentaire vaut alors comme parabole, au-delà de son objet.
Cette élévation que le titre du film, Le Feu sacré, suggère déjà, le spectateur la ressentira également dans un traitement esthétique de l'énormité écrasante des machines, et de ce volcan sidérurgique crachant des étincelles folles et vomissant la lave rutilante de l'acier fondu. Imaginaire chtonien sans doute, mais aussi réalité laborieuse accablante que nous voyons rarement, oublions. Et pourtant, la camaraderie quotidienne, l'identification à cette puissance prométhéenne, la satisfaction des rudes tâches accomplies ont fait que ces ouvriers, dont certains cumulent trente ans d'ancienneté, se sont véritablement attachés à leur usine monstrueuse. À ce niveau, le documentaire dévoile ou confirme, ce lien (la valeur-travail) qui unit l'ouvrier à son outil, à ses machines, à son usine, par-delà les seuls intérêts économiques.
Enfin, dans Le Feu sacré, cette aciérie-là d'Ascoval à Saint-Saulve et appartenant au groupe Vallourec, évoque, par l'ampleur qu'Eric Guéret a su donner à ce fait industriel documenté, toutes ces mines, usines, entreprises ou chaînes de magasins qui, par les logiques compétitives de mondialisation, se ferment brutalement en Europe, en Amérique, expulsant, éparpillant leurs ouvriers et employés sans ménagements.

Dans son livre À l'enseigne du réel - Penser le documentaire, un ouvrage de référence, Jean-Luc Lioult théorise précisément sur les spécificités du documentaire, qu'il distingue nettement des oeuvres de fiction. Pourtant l'on pourrait, en comparant ce documentaire d'Eric Guéret au remarquable film de Stéphane Brizé, En guerre (cf. Verso Hebdo du 14-6-2018), si proche par le sujet, sa dramaturgie et si réaliste, mais restant une oeuvre de fiction, une oeuvre pour acteur(s), arguer que parfois ces différences restent minimes... Mais non, il y a décidément quelque chose de ce réel avec quoi le documentariste doit se colleter, qui excède toute fiction, et « qui résiste absolument à la symbolisation », comme le disait Jacques Lacan.
Pierre Corcos
corcos16@gmail.com
12-11-2020
 

Verso n°136

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