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[verso-hebdo]
01-10-2020
La chronique
de Gérard-Georges Lemaire
Chronique d'un bibliomane mélancolique

Les Barbus Müller, leur énigmatique sculpteur enfin démasqué, Musée Barbier-Mueller, Genève / In fine, 104 p., 29 euro.

Il s'agit bien là d'une énigme qui a vu le jour en l'année 1939 : de curieuses têtes sculptées font leur apparition sur le marché de l'art parisien. Elles ne laissent pas indifférent Joseph Müller qui le trouve vraiment intéressantes et en acquiert un certain nombre. Henri-Pierre Roché en a acheté trois par la suite. On n'en connaît pas l'origine et l'on pense qu'il s'agit d'art gallo-romain ou plus largement celtique. Au sorti de la guerre, Jean Dubuffet, qui a commencé à collectionner les pièces d'Art Brut, mène son enquête. Il décide alors d'écrire en novembre 1945 à ce collectionneur pour lui exposer à quel point ces oeuvres l'intéressent. Ce dernier finit par lui répondre en septembre 1946 pour lui dire qu'il ne sait pas grand chose sur leur compte et lui indique seulement qu'elles devaient provenir de Vendée.
Les deux hommes finissent par se rencontrer en décembre. Mais le doute ne tarde pas à s'installer dans l'esprit de certains. Les attributions se sont accumulées - on a même parler de la Polynésie ou des Antilles précolombiennes. Jean Dubuffet présenta ces barbus dans le Foyer de l'Art Brut, dans les sous-sols dans les sous-sols de la galerie René Drouin, en 1947. Il leur a consacré un fascicule entier aux dits Barbus Müller qui paraît chez Gallimard dans Les Cahiers de l'Art Brut (jamais diffusé).Et il se met à en acheter quelques exemplaires. Il continue à s'intéresser à leur mystérieuse origine (ce dont témoignent des lettres datées de 1962). Bruno Montpied a décidé de faire des recherches poussées après avoir eu connaissance de l'exposition faite au musée Barbier-Mueller en 1979. Il pense indiquer comme lieu d'origine l'Auvergne. Il a connaissance des alignements de statues à Chambon-sur-Lac : il fait le rapprochement avec l'un des Barbus publiés par Dubuffet.
Ses investigations le mènent jusqu'à Antoine Rabany, ancien zouave, tailleur, qui vivait là avec sa femme et son frère à la Belle Epoque. Henri Pourrat, prolixe auteur régionaliste (et maréchaliste en son temps), ami de Jean Paulhan, en a eu connaissance. L'ancien zouave s'est sans doute inspiré du début d'art roman pour réaliser ses sculptures. Le mystère a été enfin résolu. Au fond si Mueller a compris leur intérêt, c'est Dubuffet qui a eu l'intuition juste en l'assimilant plus à l'art brut qu'à l'art primitif (ou « lointain » comme disait Félix Fénéon). Ce dossier est passionnant et nous fait comprendre le sens d'une aventure qui est celui de l'art moderne qui part de l'art nègre ou polynésien pour arriver à l'art des simples, des fous et es enfants. Et aussi à ces créateurs « sauvages » comme Antoine Rabany.




La Peinture me regarde, Christian Prigent, L'Atelier contemporain, « Essais sur l'art », 496 p., 25 euro.

Christian Prigent fait partie de ce petit cénacle d'écrivains qui se sont encore consacrés à la critique d'art. Et il faut reconnaître qu'il n'a pas trop mal réussi dans ce domaine, peut-être plus que dans l'autres. Il s'est intéressé exclusivement à l'art contemporain. Ses préliminaires sont incisifs. Il s'efforce dans « Peinture comme poésie « d'analyser le désarroi dans lequel plongent les formes les plus avant-gardistes de le l'art à partir des années 1970. Et il a eu une prédilection pour les artistes du groupe Supports/Surfaces, parce qu'ils représentaient sans doute à ses yeux l'expression ce qui pouvait alors se faire de plus radical. Il a élu trois artistes dans cette coterie de créateurs qui voulaient en finir avec les termes traditionnels de la peinture, mais aussi avec une partie de l'art moderne et avaient une volonté commune de faire tabula rasa  du passé : je veux parler d'André-Pierre Arnal, Philippe Boutibonnes et Claude Viallat. On doit admettre qu'il a su assez bien rendre compte de leurs démarches respectives, qui constituent toujours une rupture franche avec tout ce qui les a précédé.
Il considère que leur recherche est un défi pour un écrivain, car cette sorte d'écriture semble posséder plus de liberté et une faculté inouïe de dépasser les bornes de l'expression du monde (avec une iconoclastie évidente). Même si quelques uns de ses essais sont pensés et écrits à l'emporte-pièce, il parvient néanmoins à mettre en valeur ce qui fait la spécificité de chacun d'entre eux à rendre tangible la forme (un casse-tête pour le spectateur) et le substrat spéculatif qui les sous-tend. C'est un témoignage de ce qui s'est déroulé à cette époque et il a bien su en restituer l'esprit, quand bien même il a tendance à trop citer de références (de Sigmund Freud à Jean-Luc Nancy) qui n'ajoute rien à sa démonstration et qui ne sert en fait qu'à la légitimer.
Au moins, il a fait l'effort louable d'aller au fond des choses en essayant de démonter les mécanismes qui animent symboliquement leurs agencements. Voilà un témoignage qui possède une certaine authenticité et une tentative de traduit avec les mots ce qui s'y refuse. Mais il s'est intéressé à d'autres artistes, comme Cy Twombly et Simon Hantaï, l'Américain Robert Motherwell et le Britannique Francis Bacon. Il a aussi présenté des artistes comme Serge Lunal, Jean-Louis Vila, Pierre Buraglio, et d'autres encore, plus mineurs. Il n'a pas piu échapper à la corvée de commenter les boules de Jean-Luc Parant (tout le monde y est passé !). Et puis il s'est intéressé à la photographie, en particulier de celle de Denis Roche, d'abord poète, mais qui a aussi tenu à jouer avec brio avec la camera oscura. L'ensemble de ces textes constitue une belle opportunité pour l'amateur d'art de se replonger dans une période relativement récente et qui figure désormais dans beaucoup de musées. Il a su approcher avec pertinence des pratiques qui ne sont pas faciles à déchiffrer et qui en déroutent encore maintenant plus d'un. Ce n'est pas une somme à proprement parler car Prigent n'a jamais cherché à être exhaustif, mais c'est un ensemble d'expériences qui finissent par se recouper et s'éclairer les unes les autres. Donc voilà un recueil qui va de 1974 à l'année précédente qui peut servir de guide pour se retrouver dans le labyrinthe de la création transgressive qui a eu lieu en France et qui mériterait d'être mieux connu hors de nos frontières.




Le Goût de la sculpture, Delphine Chaume, « le petit Mercure », Mercure de France, 128 p., 8, 20 euro.

Cette petite série d'anthologies se révèle une source de réflexion. L'idée est simple : il s'agit de réunir des textes anciens ou contemporains qui ont trait à un sujet particulier, à une ville, à un pays ou une région. Dans le cas de la sculpture, l'auteur, Delphine Chaume, a eu l'idée de classer ce choix en fonction de grands thèmes : la vie de la pierre, le triomphe de la sculpture, a sensualité du travail de la pierre, l'expérience de la beauté, le sculpteur et son modèle. Il y a de grands auteurs classiques pour illustrer tout cela, d'Ovide à Charles Baudelaire, d'Alexandre Dumas à Rilke, en passant par Paul Claudel et André Gide, Stendhal et Henry James, mais aussi des auteurs d'aujourd'hui tels que Camille Laurens à Colette Fellous, sans oublier Philippe Sollers et Erri de Luca. Sans compter les grands artistes qui ont aussi pris la plume : Auguste Rodin et Alberto Giacometti, pour ne citer qu'eux. On peut prendre cet ouvrage menu mais dense comme une initiation à cette pratique artistique par les écrits, et aussi comme un manière de mieux comprendre ce qui fait l'intensité de la sculpture dans différentes phases de notre culture jusqu'à celle des anciens Grecs et Latins. Ce genre d'anthologie a le mérite insigne de nous faire vivre, dans le cas présent, différents aspects d'un art qui n'a jamais cessé de se métamorphiser et qui continue à orner les places de nos villes, inspirant d'autres créateurs, comme ce fut le cas pour Giorgio De Chirico avec le grand cycle Piazza d'Italia. Nous n'y apprendrons pas ce qu'a été la sculpture au cours de longs siècles en Occident. Mais nous aurons la possibilité de voir de quelle manière des sculpteurs, des poètes, des romanciers, des historiens d'art ont pu l'apprécier et la faire valoir.




Les Français de l'an 40, Jean-Louis Crémieux-Brilhac, deux volumes, Folio « histoire », chaque volume : 13, 50 euro.

Comme en 40, Gallimard/ musée de l'Armée, 328 p., 32 euro.


Cette année-là est restée comme une année maudite et que les historiens ont d'ailleurs bien négligé. Des écrivains ont su nous la faire revivre, à travers leur propre expérience, comme Julien Gracq avec Un balcon en forêt, Claude Simon avec La Route des Flandres, Irène Némirovsky avec Suite française (posthume), pour ne citer que les plus connus. Nos ancêtres ont vécu alors la fin de la « drôle de guerre », la blitzkrieg, la défaite, l'exode sur les route, la prise de pouvoir par le maréchal Pétain, l'établissement d'un régime de collaboration à Vichy, les premières lois antisémite, l'appel du général De Gaulle, La première résistance contre l'occupant allemand. Les événements sont enchaînés avec une rapidité à donner le vertige. Par la suite, on a voulu effacer en partie cette période si néfaste pour le destin de notre pays. Ce n'est que récemment qu'on a commencé à examiner de plus près les conditions de l'armistice, les raisons de l'échec militaire, les conditions de l'abolition de la République et bien d'autres faits cruciaux. Ce catalogue est celui d'une exposition qui a eu le malheur de devoir avoir lieu pendant le confinement (j'ignore même si elle a été ouverte au public). Mais la chance que nous avons ici c'est ce que plus qu'un catalogue, c'est une véritable encyclopédie historique, sociale, politique, militaire d'une des années les plus sombres de notre histoire. Il faut dire qu'on y trouve des informations sur les mille et un aspect de ce qui l'a marqué sur tous les plans.
Le lecteur y trouvera les termes précis de l'armistice et comment la signature de ce document a eu lieu, l'idée qui a germé avec Churchill et De Gaulle de faire de la Grande-Bretagne et de la France un seul et même pays, la bataille de Norvège qui s'achève de manière pathétique, la vie culturelle pour le peu qui a pu exister, le détail des opérations militaires, la ligne Maginot et la ligne Siegfried, la situation de l'Empire français, la naissance de la France libre, les tribulations du gouvernement français qui finit à Bordeaux, l'état d'esprit en Grande-Bretagne, en somme, rien n'est oublié dans ce livre qui est vraiment une merveille pour qui désire vraiment prendre connaissance de tout ce qui s'est passé durant ces mois tragiques. En plus, l'ouvrage contient un nombre impressionnant de documents reproduits en couleurs. C'est une réussite à tous points de vue. Ai-je quelques critiques à formuler. Oui, bien sûr, mais il s'agit pas de grand chose. J'ai trouvé que le chapitre concernant l'exode est un peu mince et aurait mérité plus de commentaires (il faut tout de même se souvenir qu'il a plus de morts sur les routes que sur le front !). Autre chose : il n'est pas fait état (dans un chapitre particulier) des premières lois antisémites du gouvernement de Pétain édictées au mois de juillet : c'était le début d'une suite de dispositions restrictives complétant les exigences allemandes, qui ne tarderont pas à devenir drastiques.
Mais ces petites réserves n'enlèvent rien à la qualité peu commune ce grand livre que chacun de nous devrait lire pour se rappeler ce que ce fut, mais aussi, pour les plus jeunes, de découvrir ces mois qui sont frappés au sceau de l'absurdité et peut-être de la trahison (ce qui est encore à vérifier), mais en tout cas d'un aveuglement indubitable de l'Etat-major. Il est tombé dans un piège grossier, l'attaque des Pays-Bas et de la Belgique n'étant qu'un leurre, alors que les chars sont passés par les Ardennes et ont pris toutes nos forces à revers ! Alors s'était produit, à cause de la rapidité des mouvements de l'armée nazie, un embouteillage monstre de chars d'assaut, d'engins blindés et de camions - que se passe-t-il ? C'était une chance en or, mais notre aviation n'est pas sortie ! Très bien fait et très bien mis en page, Comme en 40 est indispensable, et pas seulement pour les historien.
Tout Français doit savoir ce qui s'est déroulé pendant cette année terrible. Les deux volumes des Français par Jean-Louis Crémieux-Brilhac, parus dans la collection « Folio » chez Gallimard, font écho à ce catalogue. Ils constituent une relecture en profondeur de l'ensemble de cette période étudiée sous tous ses angles imaginables. Ce n'est plus un regard parcellaire, mais un regard global qui embrasse tous les éléments qui en forment le récit sur différents plans (des séquences militaires aux conséquences sociales, politiques et même culturelles). C'est un vadémécum très complet dont nul ne pourrait se dispenser pour interpréter ces mois qui ont vu la France sombrer corps et bien après une succession scandaleuse de reculades diplomatiques. La vérité peut émerger de ces pages solidement étayées par un examen sérieux et le moins partisan possible d'une réalité que nous avons encore bien du mal à aborder de front.




Affaires personnelles, Agata Tuszyńska, traduit du polonais par Isabelle Jannès-Kalinowski, L'Antilope, 384 p., 23, 50 euro.

Quand je prononce le mot « pogrom », je pense à la Russie des tsars et aux récits du merveilleux écrivain de langue yiddish, Sholem Aleikhem. Le sentiment hostile au peuple élu s'est ancré aussi dans les pays baltes et les pays d'Europe orientale. Mais qu'une virulente campagne antisémite ait pu être déclenchée en Pologne après la dernière guerre, après tout ce qui s'y est déroulé quand les Allemands ont occupé le pays - la destruction du petit et du grand ghetto de Varsovie, la construction de camps de la mort dont Auschwitz reste le plus triste symbole de la volonté de destruction totale du peuple juif par les nazis -, nous pouvons nous poser des questions. Et surtout quand, en mars 1968, est survenue une crise qui a conduit plus de 15 000 Juifs à quitter leurs vies, en perdant leur nationalité et en étant de ce fait contraints à l'exil. Une partie d'entre eux est partie en Israël, mais d'autres sont allées aux quatre coins de l'Europe ou plus loin encore. Le livre passionnant d'Agata Tuszyńska, Affaires personnelles, n'a pas eu pour but de dévoiler les motivations politiques qui ont créé cette situation ou les raisons qui ont conduit à cette poussée exacerbée d'antisémitisme. Elle a préféré montrer comment des personnes ont vécu cet événement et leur exil.
Le récit de tous ces persécutés est une autre façon de raconter l'histoire, qui ne s'est pas traduite par des violences physiques, mais par une discrimination sociale, religieuse et culturelle pour rejeter cette communauté déjà devenue minuscule. A lire leurs témoignages, on ne peut qu'être surpris par la grande diversité de leurs réactions. Par exemple, il n'est pas rare que ces Juifs ne savaient pas l'être, soit que leurs parents ne leur avaient même pas dit qu'ils l'étaient (sans doute à cause des atroces persécutions subies dans les ghettos ou dans les camps d'extermination, soit parce que la famille était devenue athée ou avait adhéré à l'idéal communiste. Les cas sont souvent très différents, et l'attitude des individus concernés va de la surprise la plus complète à la résignation ou encore à la révolte. Mais on se rend compte d'une réalité évidente : s'il existait bien une communauté d'antique tradition, tous les Juifs n'y appartenaient pas forcément. L'auteur a démontré avec talent, en faisant parler toutes ces victimes qu'elle est allée retrouver au Danemark, en Allemagne, ou ailleurs, que mille destins ont été bouleversés. Ceux et celles qu'elle a rencontrés ont des histoires qui sont loin de converger, mais il ressort de leur parole qu'ils ont souffert de l'arrachement à ce qu'ils croyaient être leur terre natale et aussi à leur langue.
Tous avaient un point commun : être Polonais. Cela passe avant la judéité et de ses croyances, qui se traduisent par le choix d'un pays d'accueil. On découvre comment ils ont pu faire face à cette situation inattendue (avec des signes avant-coureurs dès 1967). Le puzzle historique se recompose dans toute sa complexité à travers tous ces déclarations et toutes ces réflexions, car ce genre bureaucratique de pogrom a pris des formes nouvelles en ce mois de mars 1968. Il y a ici quelque chose qui fait ressortir de très anciens préjugés et des détestations ancestrales. Mais c'est une bizarrerie quand on songe qu'un pays socialiste appartenant au pacte de Varsovie ait éprouvé le besoin de faire cette « purge » parmi ces citoyens qui étaient somme toute des survivants de la Shoah. Et la méthode aussi s'est avérée pernicieuse car, pour l'essentiel, il s'est agi de chasser cette minorité juive, réduite à peu de monde alors, sans que cela fasse beaucoup de bruit dans le monde. Ce livre ne prend jamais le parti de la dénonciation ou celui de l'amertume pour les dommages endurés, mais a tenu à mettre en relief que l'antisémitisme reste une maladie endémique du monde occidental, qui a peut-être eu plus de prégnance dans la vieille Pologne catholique et communiste à la fois.
Gérard-Georges Lemaire
01-10-2020
 

Verso n°136

L'artiste du mois : Marko Velk

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