Gilles Deleuze a donné un cours de mars à juin 1981 à l'Université Paris 8 intitulé « Sur la peinture ». Ce cours avait été enregistré et, par chance, le voici publié par les soins de David Lapoujade aux Editions de Minuit. Il y est beaucoup question de Francis Bacon mais aussi de quelques autres dont Gérard Fromanger (à partir de la page 59). Deleuze avait préfacé l'exposition de ce dernier Le Peintre et le Modèle en 1973 à la galerie 9 à Paris. Texte important que le philosophe avait appelé Le Froid et le Chaud, largement repris pour les étudiants de Paris 8. Qu'est-ce qu'il faisait, Fromanger, demande Deleuze ? Eh bien il allait dans la rue accompagné par un photographe de presse, rue de la Chaussée d'Antin ou boulevard des Capucines... Fromanger s'arrêtait devant des boutiques, des kiosques, des cafés ou des cinémas et le photographe prenait des photos, une douzaine à chaque fois. Des photos en noir et blanc sans aucune intention artistique.
Fromanger choisissait une dans les douze. « Là commençait déjà l'acte de peindre, il n'avait pourtant rien peint. » Le peintre avait une idée en tête : une couleur qui allait devenir couleur dominante du tableau à faire. Par exemple un violet précis, le violet de Bayeux. Deleuze dit que l'acte de peindre commence avec ce premier choix. Là-dessus Fromanger projetait la photo sur la toile vierge. « Là il y avait une espèce de vérité de la peinture qui déjà apparaissait. Sa toile était remplie par l'image de l'image, par la projection de la photo. » Il peignait tout en violet en allant des zones claires aux zones sombres. Pour les zones claires il mélangeait à du blanc. Son violet de Bayeux était un violet chaud. Le photographe avait pris une scène de rue. Il y avait donc des passants. Fromanger allait peindre un bonhomme en vert, un vert froid. Une couleur froide chauffe encore plus une couleur chaude. Fromanger peignait alors un autre passant en jaune chaud. « Cette fois le jaune chaud n'était pas en relation directe avec le violet, mais était en relation avec le violet par l'intermédiaire du vert froid. » Il allait faire sa gamme de couleurs jusqu'à ce que le tableau soit rempli.
Bien loin de se servir de la photo comme si elle était un élément de l'art, il neutralisait la photo au profit d'une gamme de couleurs, gamme ascendante de lumière. Là, insiste Deleuze, on retrouve trois temps : « le moment pré-pictural, cliché rien que des clichés. La nécessité d'un diagramme qui va brouiller, nettoyer le cliché pour qu'en sorte quelque chose, le diagramme n'étant qu'une possibilité de fait. Le cliché, c'est le donné, donné dans la tête, dans la perception. Le diagramme intervient comme ce qui va brouiller le cliché pour que la peinture en sorte. Je retrouve mes trois temps. » Ici, Deleuze rapproche Fromanger de Bacon, mais aussi de Cézanne pour préciser ce qu'il entend par « diagramme », mot qu'il a emprunté à Bacon. Il n'y a pas de peintre qui échappe au diagramme, sinon il fait autre chose que de la peinture.
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