Cercando Debussy, Adalberto Borioli, Atelier Cartesio, Milan.
Pas de catalogue hélas pour cette belle exposition d'Adalberto Borioli, qui a pris ce titre si singulier : « En attendant Debussy ». Mais, ne vous inquiétez pas, nous aurons bientôt à parler de livres à son sujet. Sauf en de très rares occasions, Borioli a voulu oublier la forme, même la plus schématisée ou extrapolée. Il compose exclusivement avec les couleurs, qu'il sait à merveille manipuler et conjuguer. L'absente complète de sujet n'est pas un obstacle pour prendre la mesure de l'intelligence de 'oeuvre et de sa beauté intrinsèque. Cette nouvelle exposition porte ce titre pour diverses raisons. La première est que Borioli est un flûtiste professiponnel, qui s'est même produit à la Scala. Son amour de la musique a été précoce ; il ne s'est jamais atténué et continue à influencer sa quête plastique.
Qu'il soit question ici de Claude Debussy est bien sûr lié à son amour pour ce compositeur, mais aussi pour une anecdote troublante. Il avait un carton à dessins où était inscrit le nom du musicien. Il contenait différents travaux. Puis tout a disparu dans des circonstances indéchiffrables. Depuis, il s'interroge encore sur cette disparition mystérieuse. Cela dit, Debussy demeure encore présent dans ses tableaux. Jusqu'à présent, il s'était imposé une règle sévère qui consistait à ne rien introduire dans le champ de la peinture. Cette fois, pour montrer sans doute qu'il n'a pas une attitude rigide, il a décidé de plié des coins, de tracé quelques brèves mesures d'une partition, bref de contaminer très légèrement son territoire de chasse visuelle. Ce n'est pas d'une importance fondamentale, mais c'est tout de même une transgression pour quelqu'un qui a souhaité maintenir, contre vents et marées, une ligne de conduite sans défaut. Ce jeu subtil n'est pas un manquement à une règle ou l'interférence d'une fausse note délibérée.
C'est une autre voie qu'il voudra peut-être développer. Quoi qu'il en soit, on ne peut qu'être séduit et, plus encore, capté, par ces harmonies qui ne sont pas convenues. Il est à remarquer qu'il ne se situe ni dans la lignée des impressionnistes, ni dans celle des Nabis, qu'il ne se réfère ni à Vincent Van Gogh, ni à Edvard Munch. Il insiste pour rester solitaire sur ce rocher métaphorique et de ne pas céder aux sirènes de la mode. Et le charme opère : ses si dépourvues de signes sont parlantes, en dépit de tout ce qui a pu être imaginé dans la sphère de l'abstraction. C'est ce qui fait sa force et qui lui donne le pouvoir de séduire sans prononcer une parole. Sa fin dernière est poétique. Et c'est sans doute cette visée qui passe par le maniement des instruments traditionnels du métiers (ce qui ne fait pas de lui un traditionaliste) qui le rapproche de la poésie.
Ainsi, la musique et la poésie sont présentes dans ce qu'il invente dans la sphère illimitée de son univers qui ne cesse d'évoluer. Mais il évolue par les jeux de la couleur (en vérité des couleurs tendant parfois à la monochromie) et rien d'autre. Il faut à ce point découvrir les nuances et les contrastes très fins, les rapprochements de teintes qu'on aurait pu croire adverses. Il y a chez lui le même raffinement que chez Debussy ou que chez Stéphane Mallarmé. C'est à la fois savant et pourtant d'une évidence incontestable : nul besoin d'être un expert pour comprendre ce qui constitue son microcosme.
Borioli ne m'a jamais dit pour quelle raison il a désiré autant publier des livres. Bien sûr, ce sont des livres d'artistes, avec un tirage assez modeste et un texte court. De fil en aiguille, il est parvenu à faire sortir de presse plus de cent trente ouvrages, tous avec une peinture, un dessin ou une gravure de sa main.
S'il a publié Patrizia Runfola ou Eric Rondepierre, il s'est surtout attaché à la poésie d'individus qu'il a connu et qu'il apprécie beaucoup. C'est le cas de Maurizio Cucchi, qui semble figurer parmi ses préférés. Cette manière de faire paraître ces éditions lui donne une liberté immense sur ses choix et n'est pas confronter aux avanies qui connaissent les éditeurs ayant pignon sur rue. Il fait de chaque volume une petite oeuvre d'art, conçue à quatre mains, comme une pièce écrite pour piano. Ce qu'il a accompli jusqu'à ce jour est remarquable. Et l'histoire n'est pas terminée, loin s'en faut.
Il se rend dans son atelier et parfois, une femme ou un homme de lettres lui rend visite et de leur rencontre peut naître un projet. Si vous vous trouvez en Italie, passez visiter cette merveilleuse galerie, qui est d'une taille réduite, mais qui est un véritable écrin (l'Atelier Cartesio, 71 via Garibaldi à Milan, jusqu'au 15 mars) et faites connaissance avec l'art d'Adalberto Borioli qui est un magicien dans ses imaginations colorées.
Plevano 70, il tempo e le tracce, Roberto Plevano, Libreria Bocca, Milan, 220 p., 38 euro.
Roberto Plevano en né en 1948 à Chiavenno, dans la région de Sondrio (à noter que cette localité se trouve à 333 mètres d'altitude !). Son existence a été bouleversée très tôt car sa mère a décidé que la famille allait s'installer à Milan. Il y a fait des études de comptabilité. Et il a exercé cette profession. Mais elle n'aurait pu le satisfaire longtemps. Il avait en tête bien d'autres projets. Il a loué un atelier le long du Naviglio et puis a fait toutes sortes de petits métiers pour survivre. Par chance, ses ouvres plaisaient et un bon nombre se sont retrouvées dans la salle d'attente des impôts de la via Moscova ! Même le directeur général du ministère des Finances les a appréciées. A partir de là, il a décoré plusieurs sièges de cette institution de part et d'autre de la ville. Et il a commencé à avoir des commandes substantielles dans des hôtels et a pensé obtenir qu'on lui consacre un musée !Il a noué des amitiés avec des poétesses et bien entendu d'autres artistes. Il a fait une exposition personnelle à Sondrio. C'est alors qu'il a commencé à s'intéresser de près à la poésie et à la philosophie de Friedrich Nietzsche. Il se met alors en devoir de rappeler les individus qui ont compté à ses débuts. Il n'était pas en chasse aux noms célèbres, mais plutôt à la recherche de figures ayant une forte personnalité et un sérieux bagage culturel.
Ce qui est étonnant dans ce livre, c'est que la vie personnelle et la vie artistique se mêlent et rien n'est plus important que l'autre. C'est le mouvement de son devenir qui a sens et qu'il a eu l'intention de raconter dans ces pages. C'est aussi 'époque où il s'est mis à fréquenter la Società per le Belle Arti ed Esposizione Permante, sis via Turati. Il a désormais conscience du chemin qu'il doit emprunter pour développer son art et le faire connaître. Il a fait une exposition dans une petite galerie sur le Naviglio et, en 1983, il a une grande exposition au musée de la Science. Il est important de souligner que l'artiste, à l'époque, faisait des oeuvres figuratives, mais dont le réalisme était très relatif : il aimait simplifier les formes et, autrefois, on aurait dit qu'il les rendait abstraite ! Dans l'ouvrage, on peut découvrir Les Fous, où deux personnages sont assis sur une plage, avec des arbres très stylisés et une mer d'un bleu de carte postale. Celle-ci fait partie d'une suite réalisée en 1975. Elle est associée à son amitié avec Bruno Dell'Ava. Le thème de la folie lui est venue de la guerre - et quand il écrit le livre, il songe au conflit en Syrie et à Donald Trump.
A ses yeux, la folie fait partie de la tragicomédie humaine. En 1987, il a pu avoir une seconde exposition au musée des Sciences et des Techniques de Milan, avec 250 pièces ! Il a trouvé un sponsor qui a même payé le catalogue. Il avait une manière de représenter les choses qui était des plus originales. Quand on regarde une oeuvre de 2012 intitulée Quadrato, cerchio, triangolo o della lotta per la vita, qui est tout aussi originale, on est frappé par l'agencement de ses formes. Il y a bien un carré noir sur un fond rouge uni, mais les formes qui apparaissent à la surface, qui sont des rouleaux ou des cercles ou même des triangles multicolores, ne sont régies par aucune loi observable.
Même la mise en place des couleurs est aussi arbitraire qu'étrange, dans un mélange compliqué et inexplicable de baroque et de rigorisme constructiviste. Ses choix plastiques ne dépendent d'aucune école bien précise. C'est son imaginaire qui conduit la partie. Quand il regarde en arrière, il constate que l'Italie s'est dégradée aussi bien sur le plan moral que sur le plan esthétique. De sa petite ville natale de Chiavenna, devenue le centre de son monde, il ne voit que ce qui peut l'attrister. Et il médite sur ce pays qui a évolué dans ce sens si négatif à tout point de vue. Il voyage beaucoup et découvre des lieux qui ont un fort pouvoir d'évocation. Il revoit ses amis et tous ces peintres et sculpteurs dont les pensées ont occupé ses pensées à un moment ou à un autre. Il parle de Gianfranco Pardi ou de Kengiro Azuma, parmi tant d'autres. Il évoque des publications comme Arte incontro, où il a joué un rôle. Et bien sûr, il évoque souvent la Permanente et son activité.
En somme, ces mémoires deviennent les mémoires de toute une époque, avec quelques qualités et pas de défauts. Il n'a jamais eu l'intention d'en être l'historien, mais il est indubitable que ces considérations ont une valeur pour l'histoire de l'art de l'après-guerre car il a tenu à y inscrire un contexte qui sort du champs spécifique de l'art. Le livre se termine avec une collection de photographies de ses travaux, qui vont de son lieu de naissance (magnifique !) à ses oeuvres de jeunesse, comme ses vues de la rivière Mera à partir de1975. Il s'est alors qui qui ingénié à métamorphosé les paysages et aussi les constructions humaines. Sous son pinceau, tout devient rigide et fait cohabiter des plans chromatiques uniformes. C'est pour lui une poésie qui vient s'ajouter à la poésie de la nature. Peu à peu, il abandonne la perception du réel, déjà transformée, pour s'orienter vers une abstraction où il inclut des objets intraduisibles (je parle ici des années quatre-vingts). Son oeuvre se change en une énigme. Il aime commenter ses créations et nous donne quelques clefs pour les traduire (mais pas toutes !) La dynamique du temps est essentielle dans sa recherche, et puisse ses sources dans le futurisme, mais ne se rapproche en rie n des peintres qui ont signé le célèbre manifeste en 1910. Il lui arrive parfois de retrouver l'idée d'une figure, comme dans ses Crucifixions, - par exemple. Il n'interprète pas les grands sujets scientifiques ou religieux, il les remodèle à son gré.br>
C'est un livre passionnant et plaisant à lire, même si l'auteur est disserte et aime passer un sujet à un autre en toute liberté. Et on comprendra le sens de ses tableaux qui ne peuvent que surprendre. Présenté au sein de la galerie Scoglio di Quarto, il nous apprend à connaître Roberto Plevano, qui se révèle un mémorialiste de valeur.
Journal 1894-1909, Paul Signac, édition de Charlotte Hellman, « Arts & artistes », Gallimard / musée d'Orsay, 624 p., 26 euro.
Signac collectionneur, sous la direction de Marina Ferretti Bocquillon & Charlotte Hellman, Gallimard / musée d'Orsay, 272 p., 42 euro.
Paul Signac (1863-1935) a été l'un des deux grands fondateurs du néo-impressionnisme avec Georges Seurat, qui est décédé fort jeune en 1891. Après sa disparition, il s'est installé dans le Midi, à Saint-Tropez, et c'est alors qu'il a commencé à rédiger son journal. Il a aussi tenu à reprendre le flambeau de cette nouvelle conception de la peinture, fidèle aux théories de son ami et aussi à sa découverte dans sa jeunesse des artistes impressionnistes. Et c'est la visite d'une exposition de Claude Monet de se consacrer à l'art à l'époque, il voulait devenir écrivain). Il s'était imposé au Salon des artistes indépendants et puis au Salon des XX à Bruxelles. Sa manière de peindre avait surpris, mais n'avait pas entraîné de scandale.
Il a commencé à rédiger ce journal en 1894, à l'âge de trente ans. L'éloignement de Paris lui a donné assez de recul alors que sa réputation n'était plus à faire. De plus il avait déjà un certain nombre d'émules, dont Charles Edmond Cross et Théo van Rysselberghe. Félix Fénéon et Emile Verhaeren le soutiennent avec passion. Une page de l'histoire de l'art moderne s'est tournée avec lui et avec Seurat. En 1895, il a entrepris de peindre Au temps d'harmonie dans la mairie de Montreuil. Par ailleurs, il se prépare à écrire un traité sur l'art postimpressionniste qu'il va publier dans La Revue blanche en 1898, puis en volume un an plus tard.
On lui a suggéré de prendre pour point de départ l'oeuvre d'Eugène Delacroix. John Rewald en fera une édition scientifique bien plus tard. Son journal débute avec le problème de l'ouvrage sur la peinture. Ce qu'il écrit au cours de cette première année est assez passionnant car il expose sa manière de travailler et insère de nombreuses notes sur des artistes qui l'ont précédé et qui peuvent éclairer sa démarche. Il nous fait état de ses rencontres, de ses sentiments, de ses réflexions sur la peinture et nous offre un récit très détaillé de ses travaux. Et toutes ces pages sont truffées d'anecdotes souvent savoureuses. Il n'écrit pas pour l'histoire, mais pour se souvenir. Il ne se soucie pas, à ce stade, de la postérité. En tout cas, nous suivons pas à pas l'avancement de son oeuvre et nous sommes en mesure de l'accompagner dans ses pensées sur ce qu'il accomplit, ce qui est rare. Il n'est pas bavard, mais tient à être précis pour le contexte et les détails d'un récit.
L'amitié joue aussi un rôle important dans son existence Chaque rencontre est dépeinte avec soin. L'actualité « politique » n'est pas oubliée, même si elle est réduite souvent à une notation rapide. En somme, Signac a laissé un document extraordinaire sur la vie d'un peintre dans toutes ses manifestations. On a le bonheur de découvrir qui il a été et ce qu'il a fait alors, mais on prend aussi la mesure de ce qui est en train de se dérouler dans la sphère de l'esthétique. C'est un ouvrage remarquable, de la main d'un homme qui ne pendait pas être au centre du monde de la création plastique.
Signac est devenu collectionneur assez tôt. Il a surtout choisi ses contemporains ou ses immédiats prédécesseurs (Eugène Delacroix, entre autre Edouard Manet, entre autres) : il a choisi un Edgard Degas, un Monet et, ce qui est intéressant au plus haut point pour l'époque, un tableau de Vincent Van Gogh. Ses amis et complices font partie de ses engouements, comme Henri-Edmond Cross, dont il a possédé bon nombre de paysages. Bien sûr, Georges Seurat, dont Le Cirque, est bien représenté. Il a aussi aimé les compositions de Walter Sickert, cet Anglais qui a beaucoup séjourné dans notre pays, y a exposé et y a eu du succès. Il a aussi acquis de petites pièces d'Henri Matisse et des compositions de Maurice Denis. Charles Camoin fait aussi partie de ses choix, ainsi que Kees Van Dongen et et Louis Valtat ou encore Maximilien Luce, qui a fait son portrait. Cette collection est d'une richesse insoupçonnée.
Bien sûr, il y a beaucoup d'études, ne pouvant toujours faire l'acquisition du tableau final. Mais nous voyons défiler sous nous yeux une galerie de peinture d'une qualité peu commune et qui nous permet de comprendre non seulement les goûts de Signac, mais aussi l'orientation de sa pensée sur la peinture. Il n'a pas eu d'affinité avec ce qu'on a appelé l'avant-garde du début du XXe siècle, mais a aimé profondément Paul Cézanne, dont il possédait les Trois poires (1878-1879).
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