Quant le théâtre se met en jeu(x)... Et par exemple avec Le Songe d'une nuit d'été de William Shakespeare. Cette pièce, éminemment baroque par son mystérieux foisonnement, fut représentée pour la première fois en 1595. Elle multiplie les jeux entre plusieurs intrigues déployées en alternance, entre plusieurs registres comme le merveilleux et le comique, entre l'imaginaire du rêve et le symbolique de la coutume. Ces jeux s'entremêlent jusqu'à perdre le spectateur, comme dans cette forêt magique, lunaire, peuplée de génies et de fées... En même temps, elle met le théâtre en jeu, notamment par cette scène désopilante de « théâtre-dans-le-théâtre », qui ridiculise une pratique grossièrement réaliste de l'art théâtral ; également par une affirmation des pouvoirs de l'imagination, substance même du théâtre, art d'évocation et d'apparitions (tirade lyrique de Thésée dans la première scène de l'acte V). Cette comédie à la fois extravagante et réflexive, nouvellement traduite par François Regnault, Emmanuel Demarcy-Motta l'a mise en scène en une ample inspiration et avec cette générosité de moyens et de comédiens qui restent ici nécessaire (jusqu'au 10 février au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt). Si la scénographie du début avec le dépouillement de ses chaises et son carré lumineux contreviennent à la fantasmagorie de la pièce, bien vite nous voilà plongés dans un monde extraordinaire d'ombres et de métamorphoses, de trappes lumineuses et de troncs qui se déplacent, de projections mobiles et de déguisements bizarres... Et le spectateur se laisse aller à redevenir l'enfant qui s'extasiait devant Alice au pays de merveilles. Sauf qu'ici le grotesque et la folie viennent traiter de l'amour et du désir. Mais ne nous cramponnons plus à décoder rationnellement la pièce : c'est en fait à nos inconscients que Shakespeare, Demarcy-Motta et ses comédiens ont adressé leur missive poétique et subliminale...
Soit des types de communications verbales que nous connaissons tous, mais dont l'analyse conversationnelle et la pragmatique linguistique peuvent rendre compte en finesse... Si le théâtre s'en saisit et s'il en tire, lui, des jeux de scène, on peut se retrouver en face d'un spectacle intelligent, original et aux confins de l'absurde comme Les galets au Tilleul sont plus petits qu'au Havre (ce qui rend la baignade bien plus agréable) de Claire Laureau et Nicolas Chaigneau (jusqu'au 10 mars au Théâtre de l'Atelier). Exemples de ces situations en général importunes : les au revoirs à la porte indéfiniment prolongés, les violentes polémiques naissant d'un détail anodin ; ou alors tenter de comprendre quelqu'un incapable de s'expliquer, parler sans interruption en rebondissant sur des réparties supposées, etc. Ces situations répertoriées deviennent ici des micro-scènes interprétées par quatre comédiens. Elles sont interrompues par un signal sonore déclenchant une courte chorégraphie ou alors une bande musicale (classique... Bach, Verdi ; ou moderne... Dutronc, Lefèvre). Comme si la danse, langage du corps, et la musique, langage du coeur, rendaient par contraste encore plus dérisoires ces papotages hystériques, ces absurdes logorrhées, ces verbiages qui s'enferrent. S'agit-il vraiment de bêtise, comme le suggère la note d'intention, citant Balzac (« La bêtise a deux manières d'être : elle se tait ou elle parle ») et suggérant une démarche critique ? C'est peut-être davantage, car les sciences humaines (sociologie, linguistique, psychologie) nous montrent que les interactions individuelles ne sont pas seulement mues par le couple bêtise/intelligence. Par exemple la « fonction phatique » du langage... Avec ses jeux de corps et discours, ce spectacle en tous cas nous divertit autant qu'il donne du grain à moudre.
Jeu intuitif pour le spectateur : tenter de retrouver la pièce de Tchekhov, Les Trois soeurs, à travers l'interprétation gestuelle, chorégraphique, musicale et plastique qu'en donne Polina Rebel ; et jeu créatif pour la réalisatrice, qui nous offre ici un feu d'artifice de figures corporelles expressives et symboliques (à voir jusqu'au 12 février au Théâtre du Gymnase). Un spectacle époustouflant qui montre les jeux du corps en mouvement, la gestuelle et les pantomimes avec accessoires comme une part fertile de toute théâtralité.
Biographie : un jeu de Max Frisch (1911-1991), dans la mise en scène de Frédéric Bélier-Garcia (jusqu'au 17 mars au Théâtre Marigny), confirme bien sa dimension formelle ludique lors même que sa matière existentielle peut paraître tragique... Revoir cette pièce (cf. Verso Hebdo du 24-3-22) permet de mieux mettre en relief toutes ces bifurcations jouables dans une biographie, « tout comme aux échecs, quand nous reconstituons les coups décisifs d'une partie que nous avons perdue, curieux que nous sommes de savoir si, et où, et comment nous aurions pu la jouer autrement », écrivait Frisch à propos de sa pièce. Et il la considérait comme une comédie, tant le jeu peut connoter la distance, et donc l'humour possible... Kürman (José Garcia) a le pouvoir magique de rejouer les scènes de sa vie afin d'en changer certains détails, lesquels modifieraient toute la suite des événements. Rejouer sa vie pour éviter la passion mortifère qui l'a attaché à Antoinette (Isabelle Carré). Il y a un meneur de jeu (Jérôme Kircher) qui ressemble fort à un metteur en scène tatillon, et la pièce commence d'ailleurs comme une répétition au théâtre. Théâtre dans le théâtre, analyse fine des possibles et de leurs conséquences en chaîne. L'originalité de la pièce tient beaucoup dans cette distanciation ludique, comme pour nous vanter la puissance cathartique, voire thérapeutique (pensons au « psychodrame » de Lévy Moreno) du jeu théâtral. Et si l'on repassait sa vie en revue, comme un scénario avec ses faiblesses, ses erreurs et ses trouvailles ? Passionnant !
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