S'il est une figure de la Gauche française incontestable, donnant même lieu à une sorte d'hagiographie, c'est bien celle de Jean Jaurès qui s'impose à nous... Le vieux socialiste barbu à la superbe éloquence était même admiré par ceux, comme Péguy ou Barrès, qui n'étaient pas de son bord politique. Le spectacle Looking for Jaurès de Marie Sauvaneix et Patrick Bonnel (jusqu'au 2 avril le lundi et mardi au Théâtre Essaïon), dans une mise en scène de Marie Sauvaneix, est une évocation vibrante et forte justifiant la formule d'Hugo selon laquelle le théâtre est une tribune. Nationalisme, corruption, racisme, avidité financière, capitalisme énergumène, néocolonialisme, etc... Sur tous ces thèmes et d'autres - hélas toujours d'actualité -, l'éblouissant florilège d'interventions jaurésiennes, dites par l'excellent Patrick Bonnel, nous fait bien sûr mesurer l'aplatissement technocratique qu'a peu à peu subi le discours politique. En effet, à côté de cette parole inspirée et profonde de Jean Jaurès, qui portait bien au-delà d'elle-même la politique, les « éléments de langage » plats, hypocrites et gestionnaires, péniblement accouchés par des communicants interchangeables, et qui pour nous constituent la trame ordinaire des discours politiciens d'aujourd'hui, en deviennent accablants... Cet affaissement de l'expression politique suggère un délitement de la démocratie. L'idée scénarique du spectacle - cette rencontre imaginaire entre un comédien en quête de sens et la figure de Jaurès qui impose de plus en plus sa présence - évite la simple mise en espace de textes historiques. En filigrane Looking for Jaurès interroge la théâtralité du politique et la responsabilité politique du théâtre. Le discours d'appel à la jeunesse qui vient clore le spectacle est-il entendu par les spectateurs ? Les applaudissements nourris qui lui répondent nous laissent présumer que la lutte et l'espérance restent encore d'actualité.
Parce qu'elle est une incarnation sensible de la liberté et réenchante la vie, la figure de l'Aventurier nous excite toujours... Quand vous ajoutez à l'aventurier un journaliste et un romancier, vous obtenez l'étonnant Joseph Kessel (1898-1979) qui entra même à l'Académie française en 1962 ! Ce fils d'émigrés russes d'origine juive, ce globe-trotter cosmopolite dans l'âme a fait partie de toute cette génération d'écrivains de l'entre-deux-guerres qui saisissaient vigoureusement leur époque et le monde, comme le firent André Malraux ou Blaise Cendrars en France et bien sûr l'Américain Ernest Hemingway. Comme eux Jef (surnom de Kessel) participait à l'événement, « body and soul », tout en faisant crépiter sa machine à écrire : la Grande Guerre comme aviateur, la révolte irlandaise contre l'Angleterre, la naissance de l'État d'Israël, la poursuite des négriers avec Henri de Monfreid, les Forces Françaises libres, etc. Ainsi il produisait un journalisme en prise directe et audacieux, comme on en fait moins aujourd'hui. Par la suite il écrivit des romans d'aventures nourris de cette réalité même à laquelle il s'était vaillamment colleté. Comment rendre compte de toute cette vie palpitante ? Au théâtre Rive Gauche, on peut voir Kessel, la liberté à tout prix de et mis en scène par Mathieu Rannou, avec un acteur charismatique, seul en scène et jouant plusieurs rôles : Franck Desmedt. Il maîtrise à l'évidence l'art de conter et sa diction rapide, martelée, cliquetante évoque le rythme véloce d'une machine à écrire. Le texte est un montage (on aurait pu en imaginer un autre) de souvenirs, bons mots et anecdotes, que Mathieu Rannou a réalisé dans la double intention de créer un spectacle attractif et nous donner envie de lire l'auteur du best-seller Le Lion (1958). Le spectacle est carré, le décor minimaliste. La figure de Joseph Kessel en sort peut-être mythifiée, mais éclatante comme une effigie de médaillon.
À côté des deux figures solaires précédentes, celle de Magda Goebbels ressemble à une éclipse funeste assombrissant le ciel... Pourtant un spectacle lui est consacré : Bunker. Lettres de Magda Goebbels de Christian Simeon, dans une mise en scène de Johanna Boye (le jeudi et vendredi au Théâtre Tristan Bernard). Si son sinistre Goebbels d'époux s'avère un méticuleux diariste, Magda ne passe pas pour une épistolière particulièrement douée. Heureusement, c'est ici Christian Simeon qui a rédigé cette série de lettres pour évoquer le parcours de l'icône féminine nazie. En quoi nous intéresse-t-elle ? À l'évidence ce fut une arriviste, une femme magnétisée par le pouvoir : à 19 ans elle épousa l'industriel richissime Günther Quandt et divorça avec lui. Fascinée ensuite par le propagandiste Joseph Goebbels, elle l'épousa en 1931. Bonne affaire, puisque ce dernier devint l'omnipotent ministre de la Propagande et Magda put être (Eva Braun restant dans l'ombre) la « première Dame » du Troisième Reich. Mais ce qui est nettement plus intéressant, c'est que Magda était née d'une union illégitime, que son beau- père Friedländer était juif, que le tout premier amour de Magda fut un jeune Juif sioniste, Victor Arlozoroff... Toute cette part complexe et obscure n'émane pas vraiment de ces lettres fictives, que la comédienne Julie Depardieu tente de dramatiser le mieux possible... Il ne reste que le fatal compte à rebours du bunker où Magda mit à mort ses six enfants avant de se suicider avec son mari. Un sensationnel funèbre qui a plu au public.
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