Le musée Jacquemart-André présente, jusqu'au 25 juillet, une très intéressante exposition intitulée L'atelier en plein air. Evidemment, le sous-titre (« les impressionnistes en Normandie ») est un peu racoleur, car chacun sait que le mot « impressionniste » est le sésame qui attire les foules, mais peu importe : avec de nombreux précurseurs plus ou moins lointains et successeurs plus ou moins légitimes de l'impressionnisme, l'exposition est riche en bonnes surprises. Dans un beau texte nuancé, Alain Tapié, directeur de la collection Peindre en Normandie, justifie le choix géographique des commissaires. Dans la question « Qu'est-ce que peindre en Normandie ? », explique-t-il, l'attention portée à l'acte créateur comme à la réception du spectateur dépasse largement les problèmes de style et d'atelier : « Comme l'esthétique baroque avec laquelle il entretient des affinités profondes, l'impressionnisme au sens le plus large et le plus indéfini du terme, mêle les sources locales aux sources globales ». Et Tapié cite aussitôt Eugène Delacroix, présent dans l'exposition avec la sublime Mer vue des hauteurs de Dieppe de 1852, venue du Louvre. L'artiste peut être né en Normandie (Boudin), s'en être fait le chantre régulier (Corot, Isabey), l'avoir considérée comme un territoire de la permanence (Jongkind, Cals), ou s'y être forgé des origines (Courbet, Monet) : tout cela implique une diversité d'approches qui rend nécessaire la recherche d'éléments constituant l'art de ces peintres. Mais attention, cette recherche ne peut être que limitée, car « une identité de lieu, telle la Normandie, posée comme un a priori, n'a aucune vocation à engendrer une communauté d'expériences. » Cette réserve bien comprise, on peut aborder avec gourmandise l'exposition qui abonde en découvertes.
Je ne retiendrai que deux exemples. D'abord Courbet, le roi du réalisme, dont la présence ici pourrait étonner. Lorsqu'il est venu pour la première fois en Normandie, à l'été 1859, le franc-comtois est passé par Le Havre, où le chemin de fer venait de parvenir, il a remarqué des marines de bonne facture à une devanture, et a immédiatement demandé à rencontrer l'auteur. C'était Boudin, qui habitait à deux pas, et qui fut heureux de montrer sa peinture au déjà célèbre artiste qui, à quarante ans, avait pris une place centrale sur la scène artistique depuis Un enterrement à Ornans présenté au Salon huit ans plus tôt. Entre les deux hommes, le courant passa tout de suite. Boudin fit traverser l'estuaire à Courbet, l'installa à la ferme Saint-Siméon près de Honfleur et l'emmena peindre sur le motif. Ils plantèrent leurs chevalets côte à côte et il en résulta L'Embouchure de la Seine (dit aussi Vue prise des hauteurs de Honfleur, 1859, Palais des Beaux-Arts de Lille), somptueux paysage signé Courbet dans lequel de riches frondaisons se mêlent à la mer et au ciel. Or ce ciel n'est pas de Courbet : c'est Boudin dont c'était la spécialité, qui mit la main à la toile de son nouvel ami pour lui montrer comment il fallait attraper les nuages en Normandie, d'une manière en effet incomparablement fluide et lumineuse !
Deuxième surprise, qui n'est plus de l'ordre de l'anecdote : Louis Anquetin. On croyait tout savoir de ce bon peintre en se souvenant qu'il avait fréquenté l'atelier de Cormon au milieu des années 1880, où il s'était lié d'amitié avec Van Gogh qui avait échoué là quelques mois. On savait que sa belle trouvaille plastique opposant la lumière artificielle à la nuit tombante (Avenue de Clichy, 5 h du soir, 1887), aujourd'hui dans un musée du Connecticut, avait fortement impressionné Van Gogh qui en avait donné une version personnelle dès l'année suivante à Arles avec son Café-Terrasse de la place du Forum (septembre 1888, Rijkmuseum Kröller-Müller, Otterlo). Or Anquetin a été très proche des purs impressionnistes : il a séjourné chez Monet à Giverny en 1885, il a assimilé les recettes du maître et a aussitôt tenté une synthèse entre divisionnisme et impressionnisme, en Normandie précisément. Le résultat, La Seine près de Rouen, 1892 est un très beau tableau qu'il faut d'autant moins rater qu'il appartient à une collection particulière et que l'on ne pourra donc le voir que le temps de l'exposition. Louis Anquetin démontre là son « cloisonnisme » avec brio. On découvre que Gauguin et son synthétisme lui doivent beaucoup. Mais cela, Félix Fénéon l'avait déjà dit. Grâce à cette passionnante exposition, on ne l'oubliera plus.
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