L'anthropologie nous apprend que les rites et objets religieux des sociétés traditionnelles, devenus des jeux pour nous, se sont peu ou prou détachés de leur finalité initiale. Cette apparente déchéance « n'a fait que révéler, en l'isolant, ce qu'ils contenaient en eux qui n'était rien d'autre que structure de jeu », écrivait Caillois dans « Les jeux et les hommes ». Souvent, une dimension artistique se joint à cette dimension ludique. Outre le masque, objet foncièrement religieux devenu accessoire de carnaval et de théâtre, le damier (à l'origine associé aux rites funéraires), les poupées (qui furent jadis des amulettes), on peut comme autre exemple citer le cerf-volant... Symbole de l'âme en Extrême-Orient, ou bien servant de « bouc émissaire » pour emporter au loin les souillures du groupe, cet appareil volant, cet aérodyne à l'ossature légère recouverte de papier ou d'étoffe, est devenu un jouet des plages, mais aussi un surprenant vecteur artistique. Et il garde encore le charme secret de l'instrument rituel d'origine, en relation avec les mythes d'ascension au ciel...
Ce détour par l'anthropologie est d'autant plus justifié que la 19ème édition de l'important et célèbre Festival international - cette année, une quarantaine de nations invitées - de cerf-volant à Dieppe, qui a lieu tous les deux ans et s'est tenu du 10 au 18 septembre, avait cette année pour thème : les arts premiers...
Or, si l'on veut bien y réfléchir, le cerf-volant croise différents arts, et ce de façons variées. D'abord, sa forme souvent allongée, sinueuse (étymologie du mot : serp-volante, « serp » désignant un serpent en ancien français) suggère des constructions ingénieuses et esthétiques, où les flux du vent dans le ciel provoquent des ondulations, assimilant à un objet marin l'objet volant. Alors, par une transmutation magique, le ciel devient un océan où nagent et serpentent d'étonnantes créatures, marines et célestes, imaginées et fabriquées par le cerf-voliste, designer inspiré. Ensuite, la toile ou l'étoffe du cerf-volant peut servir de support à peintures, images : l'italien Claudio Capelli (qui a créé lui-même son festival internazionale dell'aquilone à Cervia) peint des visages d'enfants qui « nous regardent du haut du ciel », comme dit l'artiste, passionné par la dimension humaniste, voire utopiste, de cette forme d'expression internationale. Le Québecois Robert Trépanier aussi laisse le vent expédier ses portraits immenses vers les cimaises du ciel... Le Gallois Steve Brockett a créé des cerfs-volants anthropomorphiques, femmes et hommes peints en noir et blanc, couverts des tatouages d'une ethnie perdue de Patagonie. De la même façon, dans une série de cerfs-volants appelée Flying Man, l'Américain Georges Peters s'inspire des motifs géométriques de cultures amérindiennes. Préférant l'éphémère à la conservation, et les caprices du vent et du ciel à la sécurité d'une galerie, ces plasticiens cerfs-volistes ont, semble-t-il, moins valorisé l'élévation de leur cote chez les collectionneurs que celle de leurs oeuvres dans l'azur... Par ailleurs, tout comme dans l'Op'art, selon la distance et/ou l'angle auxquels sont vus leurs oeuvres, différent sera l'effet produit sur les spectateurs : ainsi les Bols d'air du matin aux couleurs éclatantes du Savoyard Michel Grassier. L'artiste peut aussi travailler avec d'autres matériaux pour des effets esthétiques et aérodynamiques notables : Thérèse Uguen, avec tissus, bambous, papier, presque rien, crée des cerfs-volants minimaliste qui semblent ne pas pouvoir résister aux colères d'Éole ; l'Anglaise Frances Anderson utilise étoffes légères et techniques javanaises du batik ; les cerfs-volants maoris, quant à eux, sont fabriqués à partir de végétaux, ornés de plumes et de coquillages ; avec des feuilles séchées et du bambou, Kadek Armika, d'Indonésie, fabrique des créatures volantes extraordinaires. Etc. On ne peut citer tout le monde... Mais, si l'on continue cette recension des possibilités esthétiques du cerf-volant, il convient de noter les cerfs-volants gonflables, sans armature. Ils sont souvent l'occasion de figures kitsch sans grand intérêt, plus ou moins disneyifiés. À Dieppe cependant, on a pu observer, entre autres figures étonnantes, une sorte de « Captain America » dégingandé, se dandinant, ironique, dans les airs !
Les cerfs-volants n'inspirent pas seulement les plasticiens... Les arts du spectacle vivant trouvent ici largement des occasions chorégraphiques, avec les ressources du cerf-volant acrobatique. Sur des musiques différentes, des cerfs-volistes font faire à leurs aérodynes des figures groupées ou individuelles pour d'étonnants ballets aériens. Sur les pelouses immenses et allongées de Dieppe, deux aires se voient ainsi consacrées à ce type de vol acrobatique et esthétique. Il faudrait encore citer l'aérophotographie qui, du haut des cerfs-volants, propose des images insolites de nos paysages terrestres...
Preuve supplémentaire que le cerf-volant attire de plus en plus les peintres et plasticiens, on a vu un certain nombre d'artistes exposer leurs oeuvres au sol, en attendant de les propulser un jour au ciel. Le pays à l'honneur était cette année le Canada... Et l'on aimerait beaucoup voir les figures des Indiens Cries, que l'artiste québecoise Dominique Normand peint avec conviction, bruisser comme des rhombes et flotter entre des courants aériens pour nous entraîner vers des territoires célestes encore vierges !
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