Étrange, l'invisibilité sociale... Les « invisibles » sont pourtant nombreux, significatifs par leurs problèmes, citoyens comme les autres. Mais les discours politiques, les représentations médiatiques, les politiques publiques globalement les ignorent. Et d'obsolètes catégorisations sociologiques occultent leur condition d'existence. Le livre La France invisible (éditions La Découverte - 2006), associant chercheurs en sciences sociales et journalistes, le rapport du CREDOC La France des invisibles (mars 2016), tout en réparant un peu cette injustice, suggèrent à la fois un monde devenu aveugle à lui-même et un préoccupant état d'urgence sociale... Dont les symptômes les plus spectaculaires, comme par exemple la défiance croissante à l'égard des supposées « élites », l'irrésistible montée du populisme, sont en revanche visibles, eux !... Difficultés financières et précarité permanentes, problèmes de logement, de discrimination, de sécurité, etc. : les « invisibles », en situation périlleuse et en mal de reconnaissance, surnagent péniblement. On ne le voit pas assez.
Par le biais cette fois du cinéma, le film « choral » d'Adnane Tregha, 600 Euros, rend visibles à sa manière - en malmenant les clichés et sous forme de destins croisés - ces « invisibles ». A l'exception de Marco (Adlène Chennine), musicien de rap quadragénaire qui a échoué dans ses ambitions, et sur lequel la caméra s'attarde plus longuement, tous les personnages revêtent ici autant d'importance. Il y a Leïla, jeune étudiante d'origine algérienne qui, pour continuer ses études, enchaîne les « bad jobs », Moussa, d'origine africaine et sans-papiers, très engagé politiquement et qui fait de la boxe, Jacques un veuf dépressif et hargneux qui vit toujours enfermé, et d'autres encore... Comment ces personnages, tous banlieusards (nous sommes à Ivry-sur-Seine, d'où le réalisateur est issu) nouent des relations d'entraide, d'amour ou d'amitié entre eux, comment l'économique (cette dette de 600 Euros courant le long du film) et l'affectif s'entremêlent, cela constitue la trame scénarique d'un film réalisé en partie dans l'improvisation et avec très peu de moyens (20 000 Euros !). Une certaine idéalisation de ce prolétariat (Moussa est un personnage exemplaire, presque parfait) évoque immédiatement les premiers films de Robert Guédiguian, mais Adnane Tregha réduit l'interférence du romanesque propre à un certain cinéma social français (par exemple Bande de filles de Céline Sciamma ou Fatima de Philippe Faucon ou encore Dheepan de Jacques Audiard) en politisant son film crûment, et ce de plusieurs façons.
D'une part 600 Euros a été partiellement tourné durant la période des dernières élections présidentielles (entre les deux tours et le soir du 6 mai 2012, place de la Bastille), il y fait largement référence : l'écart entre les promesses du candidat Hollande et le choix social libéral assumé depuis, les espoirs de certains de ces jeunes précaires (Leïla est militante socialiste) tels qu'on les imagine en miettes aujourd'hui provoquent l'amertume critique du spectateur. D'autre part, presque chaque protagoniste est associé à une position politique précise, ancrant le film dans un réalisme social, quasi documentaire : Leïla vote pour Hollande, c'est pour Mélenchon que s'engage Moussa, l'un de ses copains et Jacques voteraient pour Marine Le Pen, Marco est résolument abstentionniste. Enfin on peut déceler une portée politique et symbolique dans certains gestes : au milieu de la liesse populaire du 6 mai, Marco, ivre et désespéré, tente de s'immoler. Dernières images du film... Ce qui peut traduire le désespoir politique de tous ces « invisibles », ou alors le fait qu'ils sont prêts à un incendie social, même autodestructeur.
Ce premier long-métrage d'Adnane Tregha garde quelques petits défauts : l'image, numérique, n'est pas toujours à la hauteur des intentions du plan choisi, le visage de Marco et celui de Jacques sont avec insistance montrés de façon à les rendre rebutants (quel intérêt ?), l'extrême gentillesse de Leïla paraît excessive, peu crédible, etc. Mais l'intention de donner enfin vie, corps et drames à ces « invisibles » des banlieues, perdus dans l'indifférence ou rivés dans les stéréotypes, trouve ici une concrétisation attachante. De plus, le saisissant décalage entre les grandes messes politiques et la vie quotidienne de tant de monde - telle qu'elle ne change plus (ou se dégrade) depuis le progressif démantèlement néolibéral du welfare state, le tournant d'austérité des politiques européennes - compose, dans 600 Euros, une tragédie sociale (dans le film La Bataille de Solferino de Justine Triet - cf. Verso Hebdo du 10/10/2013 -, elle donnait lieu à une tragicomédie domestique !), tragédie sociale dont on voit bien que le prochain acte commence l'an prochain, aux présidentielles 2017.
Adnane Tregha nous montre, dans ce film mosaïqué, ce que représentent (et ce que représentent de moins en moins) les élections dans cette France des « invisibles ». A force de n'être pas reconnus, vus pour ce qu'ils sont, par un dispositif en miroir ils ne verront même plus ceux qui étaient censés les représenter. Marco brûle sa carte d'électeur, et sans doute aujourd'hui Leïla se retrouverait parmi les jeunes en colère de « Nuit debout ».
Film politique, 600 Euros, mais surtout film civique. Jamais cynique. Sans doute idéal pour amorcer quelques débats dans les lycées...
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