Albert Besnard, modernités Belle Epoque, Palais Lumière, Evian / Somogy, 304 p., 39 euro.
En 1914, Camille Mauclair consacre à Albert Besnard (1849-1934) une monographie : c'est explicitement une déclaration de guerre aux artistes qui ont épousé la cause cubiste, fauve, rayonniste, futuriste. Fils d'un artiste qui a été l'élève d'Ingres, entré aux Beaux-arts en 1866, il est admis dans l'atelier de Cabanel. Le prix de Rome le couronne en 1874. Il représente la France à la Biennale de Venise en 1909. IL a alors commencé une carrière de grand portraitiste mondain, mais s'est aussi beaucoup intéressé à la décoration et il se voit confier de grandes réalisations (le salon des sciences à l'Hôtel-de-ville de Paris, l'amphithéâtre de chimie de la Sorbonne, le plafond de la Comédie française, la coupole du Petit Palais, etc. )Sa réputation est telle qu'il est nommé directeur de la Villa Médicis en 1913 et il entre à l'Académie des Beaux-arts en 1922. En somme, il a le profil parfait du peintre académique dans toute sa splendeur. Et pourtant, rien n'est aussi simple quand on examine l'oeuvre de cet homme. Sans doute a-t-il toujours tourné le dos à la modernité dans ses formes les plus tapageuses, cela va sans dire. Cependant la phase ambiguë ou plutôt paradoxale du symbolisme et de l'Art nouveau lui a permis d'élargir de temps à autre le champ de sa vision esthétique. Pierre Louÿs a été subjugué par le portrait de madame Roger Jourdain (1886 ) ; le portrait de madame Georges Rodenbach, l'épouse du grand poète belge ami de Mallarmé, ne saurait laisser indifférent. Besnard s'est montré capable de jouer sur plusieurs registres différents et de faire preuve d'une ouverture d'esprit, relative, certes, mais réelle : il ne rejette pas en bloc ce qui est déjà l'acquis de l'impressionnisme. La Matinée d'été (1886) est l'exemple même de ce qu'il a pu emprunter à des modes d'expression picturale plus libres, avec une liberté très grande dans la touche. Cela est aussi vrai à propos du portrait (supposé) de la femme du critique Roger Marx, exposé au Salon de 1892. Toutes ces toiles font oublier ses mythologies franchement kitsch et convenues. Qui aurait pu reconnaître l'auteur de La Femme rousse vue de dos (1887) ? Et que dire de La Femme endormie dans un fauteuil au bord du lac d'Annecy (1890) ? Pourtant c'est le même homme qui a peint La mort de Timophane (1874) ! D'aucuns pourront dire qu'il verse parfois dans la mièvrerie, comme dans Le Printemps (vers 1887). Ils ont raison. Cet artiste si précis et méticuleux, en homme de métier, dans la gravure, a des faiblesses considérables et surtout un manque de conviction intérieure devant certains sujets. Quand il peint La Femme aux bras levés (1889), qui laisse entrevoir un lointain écho de Degas, on le sent au bord d'une mutation profonde qui ne viendra pas. Il se retient. Il a peur de se jeter dans le vide. Malgré cela, il peint Le Silence en 1898, qui est une oeuvre étrange et qui a sa force. En somme, il ne s'agit pas de réhabiliter ce qui ne peut pas l'être, mais de découvrir un artiste qui n'a pas toujours démérité. De plus il est l'expression d'une période charnière dont il a été l'un des grands représentants. Sans connaître Albert Bernard, on ne peut pas connaître l'âge du cubisme et de ce qui s'en suit.
Sachs, Cahier de l'Herne, sous la direction d'Henri Raczymow, 262 p., 39 euro.
Derrière cinq barreaux, préface d'Yvon Belava, « Carnets », l'Herne, 208 p., 7,50 euro.
Mémoire moral, Maurice Sachs, préface d'Henri Raczymow, « Carnets », L'Herne, 7,50 euro.
Avant de dire quoi que ce soit, il faut saluer le grand travail éditorial qu'a accompli Henri Raczymow, qui a su, dans ce Cahier de l'Herne, donner les éléments justes et nécessaires- par des inédits, des contributions anciennes ou nouvelles, et par son propre travail- pour examiner les deux aspects de Maurice Sachs, un homme à face de Janus, l'une passionnante, l'autre abominable. Je commencerai par une découverte que j'ai faite, celle de Sachs critique d'art. Il a écrit, lors de son séjour aux Etats-Unis, où il était allé faire une émission de radio pour la NBC et où il a écrit un livre, The Decade of Illusion, qui a donné lieu en 1939 en France à un autre livre, Au temps du Boeuf sur le toit, un article pour la revue Creative Art en décembre 1932 Sur Chaïm Soutine. Il y a déclaré d'entrée de jeu : « Voilà un peintre juif, voilà un peintre slave, voilà un peintre français. » Il rappelle ses origines polonaises et son enfance dans le ghetto de Wilna. Et là, il fait observer : « Il n'y a pas de peintres sémites (j'entends de grands peintres). » Et de continuer dans une drôle d'optique qui fait supputer qu'il veut racheter le péché d'être juif à l'artiste par son immense talent qui le fait aryen : « Juif dans l'imagination, slave dans la couleur. C'est l'orchestration russe qu'il y a dans sa palette, mais avec quelle mesure ! Et c'est pourquoi je l'appelle français. » Et, après avoir faire l'éloge de son Boeuf écorché, il a tenu à rappeler que de célèbres amateurs américains ont apprécié et acheté ses oeuvres. En 1934, de retour à Paris, il donne à la Nrf un long article sur l'art français baptisé « Contre les peintres d'aujourd'hui ». Il s'en prend aux plus célèbres, comme Picasso, mais aussi à Matisse (tout en leur concédant quelques qualités), et lance à la cantonade : « Et aujourd'hui, lorsqu'on regarde avec impartialité les tableaux peints entre 1900 et 1930, on voit qu'ils sont d'une insuffisance qui fait de notre époque l'une des plus pauvres qui soient dans l'histoire e l'art. » Il parle des peintres qui seront oubliés, mais qui ont eu de leur vivant une valeur, Gleizes et Metzinger, l'invention ; Braque, le bon ton , La Fresnaye, la délicatesse ; Severini et Marcoussis, la conscience, Gris, l'esprit, Léger, plus de tempérament que les autres et plus de couleurs, etc. » Même Dunoyer de Segonzac, si prisé alors, en prend pour son grade, tout comme Derain. A la fin, il sauve Matisse de son jeu de massacre, tout en insinuant : « Devant ses tableaux on se met à regretter : quel grand peintre il aurait pu être ! » Il n' y a guère que Soutine qui trouve grâce à ses yeux, et de manière superlative. Si Maurice Sachs n'occupe pas une place éminente dans cette critique déliquescente de l'entre-deux-guerres, il s'offre comme le symptôme d'un malaise profond où la race a été l'une des grandes clefs de lecture de l'art.
Impossible ici, Sinclair Lewis, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Raymond Queneau et présenté par Thierry Gillyboeuf, La Différence, 384 p., 20 euro.
Sinclair Lewis est un de ces grands auteurs américains du XXe siècle que nous avons un peu oubliés -, bien qu'il eût reçu le prix Nobel de littérature en 1930 -, et c'est regrettable. La réédition de ce roman est une belle idée. La première est que c'est un roman de politique-fiction assez réussi : il s'agit de l'élection, juste avant la dernière guerre, face à F. D. Roosevelt, d'un curieux candidat populiste du camp démocrate, Berzelius « Buzz » Windrip, qui se présente avec un programme des plus insolites, mais contenant des choses inquiétantes, avec un paradoxe -, la réaffirmation des libertés individuelles (une problématique typique de ce pays) et le renforcement des pouvoirs de l'Etat et de son chef -, et des aspects franchement discriminatoires contre la communauté noire et contre les Juifs. On ne le prend pas trop au sérieux et beaucoup de monde ne croit pas qu'il puisse vaincre contre un Républicain coriace. Ses déclarations sont démagogiques et pas toujours très claires. Mais elles touchent des personnes pauvres ou qui sont tombées dans la pauvreté à cause de la crise de 1929 et aussi les riches et les puissants qui, malgré ses attaques contre les banques et les lobbies ont laissé jusqu'à leur chemise. Il crée des milices, les MM (« Minute Man »), qu'il habille de blanc pour ne pas imiter l'Allemagne nazie et l'Italie fasciste, tout en étant fasciné par Hitler et Mussolini. Et, de fil en aiguille, son message finit par convaincre. Par son verbe, mais aussi de plus en plus par la contrainte physique. Une fois installé à la Maison blanche, il prend des mesures extrêmes, fait interner dans des camps, quand il ne les fait pas éliminer les plus dangereux pour lui. La résistance la plus grande est celle de la toute-puissante presse. L'un des directeurs de journal le plus opposé à ses conceptions politiques est Doremus Jessup, qui est le propriétaire de l'Informer de Fort-Beulah dans le Vermont. IL ne plie pas. Il résiste malgré les attaques contre son journal et la destruction de ses tirages, sans parler des menaces explicites. Autour de lui, des parents, des amis finissent par céder. D'autres s'en accommodent pour avoir la paix. Il finit par être emprisonné. Une fois libéré, il est résolu à continuer la lutte et crée avec un petit groupe l'AS, mais le réseau est en partie démantelé. La lutte est âpre et risquée. Mais, à la fin, c'est Doremus qui l'emporte et le tyran est renversé ! Comme l'a remarqué à juste titre, ce livre paru en 1935 prélude curieusement au Complot contre l'Amérique de Philip Roth, où ce dernier avait imaginé la victoire de Charles Lindberg contre Roosevelt. L'autre similitude prémonitoire est la campagne actuelle de Donald Trump, qui ressemble beaucoup à ce Windrip ! « Impossible là-bas » ? A voir ! C'est hautement improbable, comme dans l'ouvrage de Sinclair Lewis, mais qui sait ? Voilà un livre qu'il faut acheter et dévorer sur le champ !
Contes d'Odessa, Isaac Babel, traduit du russe par Adèle Bloch & Maya Minoustchine, « L'Imaginaire », Gallimard, 320 p., 9, 50 euro.
Dans le champ de la littérature juive de l'Europe orientale et de la Russie, ces Contes d'Isaac Babel représentent une sacrée exception. On est bien loin du célèbre auteur yiddish Sholem Akeilem et de son univers de petites gens, avec tous leurs défauts mais aussi toutes leurs qualités, leur médiocrité et leur grandeur d'âme. L'univers que dépeint Babel est sombre, dangereux, cruel. Les histoires qu'il nous narre donnent froid dans le dos. Il y a toujours ces personnages qui abusent de leur pouvoir, qui sont riches et volent les autres, ceux qui ourdissent des complots sordides. En somme, le microcosme juif de la Crimée n'est qu'un nid de sordides. Ce qui permet de compenser la noirceur de cette vision, c'est l'écriture baroque et échevelée, à la fois très précise et condensée, mais aussi fantasque et presque onirique. Il y a quelque chose de frénétique dans sa narration, comme s'il manipulait des marionnettes infernales et pitoyables tout à la fois. Il faut comprendre que Babel s'était converti au bolchevisme et qu'il faisait partie de l'Armée rouge à l'époque où il a écrit les Conte d'Odessa. La guerre civile venait à peine de se terminer dans un bain de sang. Pour Marx, la question juive était secondaire. Il était selon lui, nécessaire d'accomplir la révolution prolétarienne et de laisser de côté les questions de caractère culturel ou racial. Mais il y a quelque chose de plus profond dans l'attitude de l'écrivain : il perçoit ce monde juif comme une sorte de métaphore hallucinée de ce qu'est la domination par l'argent, le vice, la concupiscence. Quant aux nouvelles, elles lui ont été inspirées par ses tribulations au cours des années qui ont suivi la révolution d'octobre. Elles sont toujours insolites, et parfois même «étranges. Isaac Babel n'a pas son pareil pour relater une affaire en quelques pages, par exemple quand il a écrit en 1936 l'histoire du jeune poète Bagritzki, auquel on promettait un bel avenir et qu'on surnommait déjà le François Villon d'Odessa... C'est un livre vraiment curieux et sans égal. Quant à son auteur, il a été arrêté en 1939 et fusillé en 1940.
Daisy Miller, Henri James, traduit de l'anglais par Jean Pavans, « Minos » Editions de la différence, 606 p., 12 euro.
Daisy Miller est sans doute la nouvelle la plus aimée d'Henry James avec le Tour d'écrou. Mais, quand elle a paru en feuilleton dans le Cornill Magazine en en 1878 avant d'être repris en volume l'année suivante, ce fut le premier succès de son auteur. Il y relate l'histoire d'une jeune fille américaine, qui est d'une bonne famille, vit dans l'aisance et est en plus d'une grande beauté. Au début du récit, elle part en voyage en Europe. Elle est accompagnée par sa mère et son frère cadet. Arrivée en Suisse, elle fait la connaissance d'un jeune compatriote nommé Winterbourne. Il connaît déjà bien l'Ancien Continent. Ce dernier est attirée par la nouvelle venue, qui se démontre d'une naïveté assez difficile à concevoir : elle accepte de faire une promenade sur l'eau avec lui sans autre témoin. Winterbourne veut résister à la tentation et fait tout pour dissimuler à la jeune fille ses sentiments (comme il s'efforce de se les cacher à lui-même). Mais le poison de l'amour était déjà dans son esprit, et il finit par se décider à rejoindre le trio à Rome où il avait résolu de séjourner quelque temps. Daisy Miller ne semble pas vouloir se plier aux règles qu'impose la bonne société des expatriés américains in Italie et n'est pas accueillie avec chaleur, loin s'en faut. Winterbourne finit pas être d'accord avec ses compatriotes et rejette celle qu'il aime plus qu'il ne veut bien le croire. Il faut dire qu'il a su qu'elle fréquentait les milieux italiens, qu'elle avait adopté leurs moeurs. Pire : on dit qu'elle aurait une relation avec un jeune homme du cru. On fait tout pour les séparer, mais Daisy, insouciante, n'en a cure. Un beau jour, Winterbourne la voit en compagnie du jeune homme, Giovanelli, aux abords du Colysée. Il la prévient qu'elle risque fort, à aller dans des endroits malsains, d'attraper la fièvre romaine. Elle lui répond qu'elle n'a pas peur. Et ce qui devait arriver arriva : elle contracte la maladie et en meurt. Résumée de cette façon, l'histoire est d'un assez médiocre intérêt. Mais telle que nous la narre le grand écrivain américain, c'est une représentation du conflit entre deux états d'esprit, Daisy Miller incarnant celui de la nouvelle Amérique et est l'archétype de la jeune femme américaine, émancipée et résolue.
Le téléphérique, Sylvain Tesson, Folio, 112 p., 2 euro.
Je dois admettre que ces nouvelles sont écrites d'une manière plaisante. Mais la première d'entre elles reste décevante : ce voyage en Chine pour découvrir le barrage des Trois Gorges est précédé par un long préambule (une discussion sans fin pour savoir où le couple va aller, puis l'affaire des livres qui accompagnent les voyageurs tout cela n'est pas exaltant). Finalement, la découverte des lieux est fort bien décrite, mais demeure la part congrue du récit. L'auteur ne renouvelle pas la littérature de voyage, même s'il s'applique à la rendre plus intéressante avec des références scientifiques ou littéraires. L'histoire de l'ermite n'est pas passionnante : ce qui est passionnant ici est l'interrogation sur le vol du hanneton. Ces nouvelles sont décevantes et étriquées car elle veulent absolument que le voyage et ses découvertes soient leur sujet. Or l'histoire qui leur sert de prétexte en fine comme du papier à rouler le tabac.
Radieuse, une croisière en Adriatique, Claire Fourier, Editions de la Différence, 224 p., 17 euro.
La littérature française est riche de récits de voyage, de Chateaubriand à Pierre Loti, en passant par Gérard de Nerval et Théophile Gautier, sans parler d'Alexandre Dumas. Ce genre s'est développé, s'est subdivisé en genre, du plus sophistiqué au plus populaire, en passant par des compte rendu d'explorations et de recherches scientifiques, sans omettre les exploits sportifs -, au point de ne plus être un genre. Rares désormais sont les grands livres de voyage. Celui que nous propose Claire Fourier est presque un pastiche. Elle a en effet voulu raconter une croisière moderne dans la mer Adriatique, entre Venise et la Croatie. Sans beaucoup se forcer, elle a mis en évidence tout le ridicule de ce genre de périple bien orchestré avec ses rites et ses rythmes rapides, qui ne permettent qu'une vision superficielle sinon totalement brouillée du peu de territoire reconnu ! Elle le fait avec beaucoup d'esprit, souvent en se limitant à la pure et simple description des étapes préparées et minutées avec soin. Son histoire n'en est pas une : c'est un emploi du temps calibré : celui du temps libre -, du temps des vacances. Tout est fait pour donner l'impression de liberté, alors que les passagers sont soumis à une discipline draconienne. Sans doute est-ce là l'ébauche de ce qui va être sou peu notre vie de légionnaires des semaines de congé, de plus en plus nombreuses et qui doivent servir les desseins de l'économie, en tuant la poésie, le hasard, la découverte pure et, bien entendu, l'aventure. Mais d'aventures, il n'y en a plus guère, sinon à commettre des folies ! Cela dit, il y a maintenant des vacances à risque en Afghanistan ! Pourquoi pas un club en Syrie ou du camping fans la bande de Gara, des randonnées dans le désert de Mauritanie ? Claire Fourier a touché là où cela fait mal sans que la majorité de nos compatriote le sache. Tout ce qu'ils veulent, c'est de ne penser à rien, de plus avoir à préméditer leur repas, faire leur chambre, s'occuper de quoi que ce soit de pratique. C'est un livre à lire dans les stations de ski, dans tous les Beds & Breakfasts et même dans les hôtels étoilés ! L'auteur porte, mine de rien, sans grandes démonstrations, un regard cruel sur notre époque.
Du bonheur d'être morphinomane, Hans Fallada, traduit de l'allemand par Laurence Courtois, Folio, 416 p., 8,20 euro.
Je dois dire que ces rééditions des ouvrages de Hans Fallada permet de redécouvrir un écrivain bien oublié du siècle dernier. Seul dans Berlin était un grand livre et racontait la montée du nazisme du bas de l'échelle, c'est-à-dire vue du citoyen allemand lambda. C'est un ouvrage précieux et d'une certaine dimension. Dans ces nouvelles, il a voulu raconter les vices qu'il a pu répertorier dans son pays -, les vices et aussi les comportements de ceux qui ont choisi ou ont été contraints de se mettre hors de la loi. L'histoire du morphinomane m'a fait penser à Queer de William S. Burroughs : l'histoire n'est que le prétexte d'une analyse clinique d'une véritable maladie qu'est l'intoxication aux substances prohibées comme la morphine. Le problème est que la démonstration l'emporte sur la fiction. Même si Fallada était très doué, son réalisme très radical et sa tendance à ne s'en tenir qu'aux seuls faits lui sont fatals, car cela rend ses nouvelles un peu lourdes et convenues. Mais il n'empêche que c'est parfois drôle, en particulier l'histoire des cambrioleurs ! Ce qui est vraiment intéressant, ce n'est pas le panorama de la pègre allemande en soi, mais plutôt ce catalogage des problèmes que la société porte en son sein ! C'est tout de même un livre à découvrir, car on peut y déceler un aspect méconnu de l'Allemagne de l'entre-deux-guerres.
Le Cheval, Léon Tolstoï, traduit du russe par Boris de Schloezer & Michel Aucoutirer, Folio, 128 p., 2 euro.
La première des deux nouvelles, le Cheval, a de particulier de raconter l'histoire d'un jeune hongre, qui est vendu et revendu et fini par être l'un des deux fringants animaux qui tirent la voiture d'un rustre. Son compagnon, un beau jour, est emmené pour être abattu par l'équarisseur. En somme, rien de très exaltant de ce point de vue. Mais, en revanche, on peut déceler l'immense talent narratif de Tolstoï. On a l'impression que l'écrivain s'est adonné à un exercice de style : il a voulu narrer l'histoire d'un cheval, et à travers lui celui du cheval en soi et de son exploitation dans le monde des humains à l'époque de l'auteur. De ce point de vue là, c'est très réussi. Quant à la deuxième nouvelle, Albert, elle concerne un sujet que Tolstoï a traité en 1898 : l'art. Il met en scène le conflit éternel entre le monde matériel et le monde spirituel (mais pas celui de la religion, celui de la musique dans le cas présent), Albert représentant le génie de la musique qui se heurte aux contingences et aux incompréhensions du monde. Cette passion dévorante est d'ailleurs la cause de la chute d'Albert, qui n'est pas exempt ni de faiblesses, ni de vices.
Le Chapiteau vert, Ludmila Oulitskaïa, Folio, 774 p. , 9,70 euro.
L'auteur nous incite à faire un retour dans le temps : nous nous retrouvons en Union soviétique juste après la mort de Joseph Staline. Les héros de cette histoire sont trois jeunes écoliers, dont l'un est juif (Michal). Ce ne sont pas des enfants exceptionnels, l'un est assez laid et pauvre de surcroît (Ilya) l'autre est un peu rachitique et possède un don indéniable pour la musique (Sania). Ces enfants vont donc grandir dans cette période curieuse qui a été celle de la déstalinisation et de la guerre froide. Ils grandissent et s'accrochent tant bien que mal au rythme de cette école où ils ne sont pas appréciés. Ils n'auront pour toute aide que celle de leur professeur de lettres, qui leur a ouvert de vastes horizons. Devenus grands, ils vont se confronter à la dure réalité de leur pays avec des attitudes différentes : Ilya se prend de passion pour la photographie et documente avec beaucoup de lucidité le monde qui l'entoure. Quant à Micha, il se décide à s'engager politiquement. Il rejoint le zamizdat. Il est arrêté et envoyé dans un des camps de déportation, qui n'avaient pas disparu comme on avait voulu nous le faire croire. C'est Sania qui vole au secours de sa famille (il avait une femme et un enfant). Ludmila Ouliskaïa nous relate leur destin en décrivant avec forces détails cette société soi-disant émancipée, qui est loin d'être rose : la trahison, la dénonciation, la lâcheté, la cruauté parfois font partie du quotidien. C'est un roman qui fait penser aux grandes fresques des auteurs de la période stalinienne par sa faconde et son goût de révéler les choses sous leurs aspects les plus menus et aussi les plus révélateurs. Il n'y a rien d'épique ou de visionnaire - tout le contraire du Docteur Jivago de Pasternak ! Mais l'auteur a su rendre l'histoire de ces trois hommes passionnante et aussi en faire la mémoire de ce durcissement progressif du régime jusqu'au fameux « Dégel » de Gorbachov qui va entrainer l'URSS à sa fin.
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