La photographie se voit et se lit. Qualités sensibles et intelligibles... Lorsqu'un thème est proposé, alors, comme un titre pour une oeuvre, le spectateur cherche d'emblée les liens entre le thème et la photographie. Mais lorsque les photographes eux-mêmes déterminent leur thème et leurs recherches, les spectateurs attendent une adéquation et une cohérence entre ce qui est annoncé, voulu, et ce qui est réalisé... L'exposition Portrait de la France en vacances (jusqu'au 13 novembre au Logis Abbatial de l'Abbaye de Jumièges) et Les Rencontres de la photographie (jusqu'au 25 septembre en Arles) fournissent d'excellentes illustrations de ces rapports entre le visible et le lisible dans cette chaîne émetteur-message-récepteur.
Pourquoi ce thème de la France en vacances ? Il y a juste 80 ans, les premiers congés payés - deux mois après la victoire du Front Populaire, Léon Blum et son gouvernement font voter, rappelons-le, une loi instaurant deux semaines de congés payés pour tous les salariés - offrirent les joies variées du temps libre à d'innombrables ouvriers et employés. Une vacance bienvenue, respiration enfin dans l'apnée laborieuse... Henri Cartier-Bresson accompagna de ses photographies (pour le magazine illustré du parti communiste Regards) cette grande et bienheureuse innovation sociale. Le choix ici proposé intègre également des oeuvres ultérieures à 1936. Toujours le compas dans l'oeil, le génie de la composition photographique nous donne à voir des Français qui jouissent de cette merveilleuse tranquillité, se prélassant, contemplatifs. Ils usent enfin de ce Droit à la paresse dont le gendre de Marx, Paul Lafargue, fit un pamphlet subversif que l'on devrait relire, en ces temps de néomanagement anxiogène du travail ! De ces photos, il émane quelque chose de simple, paisible et serein, cajolant presque notre regard... Contrairement à Cartier-Bresson, Guy Le Querrec est né dans une famille modeste et d'origine bretonne. Les vacanciers de l'hexagone, il les photographie comme des potes : « J'ai toujours eu une attirance pour ce milieu social (...), et j'ai observé ces gens comme s'il s'agissait de mes proches », dit-il. Sélectionné en 1976 pour un reportage sur les Français en vacances, il nous livre une vision de moments emblématiques, mais pas toujours esthétiques, des vacances où l'ennui alterne avec le jeu, le sommeil avec le sport, la banalité avec la fantaisie. En bon représentant de l'agence Magnum, il a le sens aiguisé de l'instant qui doit être fixé. Le visible mis au service du lisible : le temps des vacances n'est pas moins indemne de médiocrité possible que celui du travail... Avec Martin Parr, la médiocrité vacancière, hélas, culmine dans le tourisme de masse. On est loin du Front Populaire, de la conquête sociale : les rêves formatés, le prosaïsme grégarisé, la standardisation mondialisée ont noyé les vacances dans la récupération marchande kitsch. Voici, en couleurs crues, des photographies décalées pour une désublimation sans appel... Enfin, le coloriste délicat, le photographe d'atmosphères, d'eaux et de ciels, traitant si bien les gris et les brumes du plat pays, qu'est Harry Gruyaert, trouve difficilement place dans le thème des Français en vacances. Avec lui, on oublierait tout lisible pour se perdre en un visible diffus, poétique, estompé...
Il est vain de vouloir rendre compte des 40 expositions proposées par Les Rencontres de la photographie en Arles. Tout juste peut-on ressentir, et assez rapidement, que les sujets animant les uns recèlent une urgente gravité, une interrogation éthique, un engagement douloureux qu'on ne trouve guère dans les thèmes retenus par les autres, la qualité formelle et/ou technique étant généralement indiscutable. Certes, le directeur des Rencontres d'Arles, Sam Stourdzé, a voulu (et réussi à) faire de cet événement majeur « un observatoire de la création actuelle et des pratiques photographiques ». Tendances et contre-tendances variées par-ci, évolutions et rétrospectives diverses par-là : l'hétérogène finit toujours par s'imposer comme la résultante des forces multiples... Mais les ombres tragiques sculptant les photos des sans-abris londoniens (Donald McCullin), les témoignages photographiques criants réalisés par Dominic Nahr au Sud-Soudan, l'inventaire systématique (Yan Morvan) des champs de bataille apocalyptiques de l'Histoire mondiale, et de ce qu'ils sont aujourd'hui devenus, les dix ans passés par João Pina pour faire son enquête sur les 60 000 opposants « disparus », victimes du Plan Condor (dictatures fascisantes d'Amérique du Sud + CIA), cette hallucinante exposition collective, Nothing but blue skies, retour sur l'image médiatique du 11 septembre, la cruelle histoire de la misogynie (chapitre un : de l'avortement) que met en scène Laia Abril, pour ne citer que ces exemples, non seulement nous donnent, en toute cohérence et plénitude, les percutantes photographies que leur engagement promet, mais encore inscrivent avec rigueur et vigueur l'acte photographique, son témoignage, dans une éthique de la prise de conscience. Cette éthique photographique exigeante de la prise de conscience, voilà ce qu'à l'encontre des photographies majoritaires médiatiques, frivoles, racoleuses et divertissantes, on trouve de plus fort, sans doute, aux Rencontres de la photographie.
Mais une autre tendance convenue, prévisible, attendue, que l'on sentait venir, s'approcher d'Arles, se fait jour de plus en plus nettement. Et, si elle ravit les uns, elle agace les autres, plus nombreux... En effet, les protocoles, la phraséologie, les prétentions euristiques sentencieuses de l'art contemporain ont bel et bien débarqué en Arles avec leurs formules hybrides et leurs approximations séductrices.
Prenons-en acte, en espérant alors que du visible on ne passe pas trop à... l'illisible.
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