« Moi, je trouve qu'il y a une simplification, une géométrisation, tout comme chez Cézanne, dit l'un... Non, regardez cette Jeune fille nue assise, avec des vases de fleurs, une belle figure « primitive » : c'est du Gauguin, dit l'autre. Et le troisième de se mêler : mais non, suivez plutôt son parcours, il va logiquement d'un réalisme puissant à une intensification expressionniste ! Paula Modersohn-Becker fait partie des précurseurs de l'expressionnisme, c'est évident... ». Des discussions de cet ordre, des appréciations variées comme celles-là, il doit y en avoir régulièrement au Musée d'art moderne de la Ville de Paris, jusqu'à ce que le 21 août l'exposition de cette peintre allemande ferme ses portes...
Paula Modersohn-Becker (1876-1907) est méconnue, voire inconnue pour beaucoup de visiteurs, et l'on essaye donc de la rapporter à du connu, à d'autres artistes. D'autant plus que la peintre a, en 1900, quitté son Worpspede limité, en Basse-Saxe, et la petite communauté artistique qui s'y trouvait, pour quatre longs séjours parisiens durant lesquels son admiration s'exprime pour Cézanne, découvert chez Ambroise Vollard (« l'un des trois ou quatre géants de la peinture qui ont l'effet d'une tempête », dit-elle de lui), pour Gauguin, admiré chez le collectionneur Gustave Fayet, pour Rodin, dont la puissance expressive la trouble. Et certainement le style de ces différents créateurs l'influencent. Mais ce n'est pas là le détournement, plutôt l'enrichissement d'une voie qui lui est propre. Alors que serait cette voie ?... Une voie originale et difficile à préciser. Quelques oxymores peuvent se présenter à l'esprit : une candeur assurée, ou bien une rusticité moderne, ou encore une expressivité retenue. Presque une douceur massive, granitique ?.. Il apparaît que Paula Modersohn-Becker ait, dans un équilibre singulier, tenu ensemble des valeurs picturales contradictoires.
Si l'on s'attarde sur sa bonne vingtaine d'autoportraits - et même si elle est la première femme à se « dévoiler » complètement, à se peindre nue, même à se montrer nue et enceinte -, on voit vite que ce genre pictural « psychologique » ne nous apprendra rien sur sa personnalité. Pas plus de mimique, d'expression significative que de regard disant quelque chose. Plutôt une intensité opaque, presque animale. Elle dit : « Gardez pur le plus intime de nous-mêmes, ce que nous partageons avec les enfants, les oiseaux et les fleurs ». Mais les oiseaux, les fleurs, les enfants, êtres fragiles et délicats, incitent en général celles et ceux qui les peignent à les inscrire, les traiter dans la catégorie esthétique du « joli ». Or, si l'on regarde ses nombreux portraits d'enfants (et c'est un thème de prédilection chez elle), on ne trouvera ni insouciance charmeuse, ni candide séduction dans les attitudes, les expressions. Peu de soin se voit accordé au vêtement et au cadre de vie, qui contribueraient à la joliesse du portrait d'enfants. On ne décèle guère enfin l'élégante finesse de la touche, habituelle dans le genre. Non, l'impression de douceur incontestable provoquée par les larges prunelles noires est contrebalancée par l'atonie de ces enfants, leur immobilité pesante. Et surtout par l'épaisseur de la touche - qu'elle obtient grâce à sa technique favorite : la peinture à la détrempe sur carton ou sur toile -, bref une douceur... dure à mouvoir, ébranler.
De la même façon, le thème de la mère à l'enfant, qui lui est aussi cher, est marqué par un certain nombre d'antagonismes esthétiques, lesquels, bien tenus par la fermeté d'un style, s'avèrent une force secrète, là où ils seraient ressentis chez d'autres comme incohérence... Déjà, le seul fait de réussir, dans une même figure, à associer le thème du nu et celui de la maternité surmonte de factices oppositions culturelles par une sorte de puissance simple, évidente. Ensuite tendresse et monumentalité s'allient avec conviction ici, et elles vont jusqu'à nous faire retrouver les épures intenses des arts traditionnels ou « premiers ».
Lorsqu'un artiste veut, en face d'influences esthétiques fortes et divergentes, en face des pressions de son entourage (conflits de Paula avec son milieu d'origine, avec son mari, Otto Modersohn), en face des modèles sociaux dominants, tenir bon, alors il lui faut clairement percevoir sa voie/voix intérieure. Sans aucun doute, la grande amitié avec Rainer Maria Rilke et leur correspondance ont aidé Paula Modersohn-Becker à fonder son travail pictural sur un dessein spirituel. Et ce qu'elle écrit le suggère nettement : au-delà de ses admirations esthétiques, de ses mésaventures psychologiques, des antagonismes de modèles, il existe un chemin intérieur escarpé que l'artiste ne peut emprunter qu'en solitaire.
Et Paula Modersohn-Becker d'affirmer avec force les vertus de la solitude !
Une solitude qui lui a permis de trouver sa marque singulière. Une solitude dont Rilke, son cher et tendre ami, disait : « Une seule chose est nécessaire : la solitude./ La grande solitude intérieure./ Aller en soi-même/ Et ne rencontrer pendant des heures personne/ C'est à cela qu'il faut parvenir./ Être seul comme l'enfant est seul. »
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