Si partir c'est mourir un peu, mourir c'est partir beaucoup, et pour toujours... Mais où donc ? L'anthropologie de la mort nous apprend que certaines aires culturelles placent le séjour des morts sous la terre, ou (comme chez les indiens Zuñis) au fond des eaux, ou de l'autre côté de l'océan, ou bien à l'extrémité de la terre, ou encore dans des îles lointaines... L'auteur, metteur en scène et comédien Wajdi Mouawad, s'adressant aux enfants (et, pour nous consoler, un peu à nous-mêmes sans doute), le situe à... Pacamambo. C'est le titre éponyme de la pièce qu'il y a seize ans, celui qui est devenu directeur du Théâtre National de la Colline depuis quelques mois, écrivit pour répondre aux nombreuses questions d'enfants qu'une pièce antérieure, Alphonse, avait suscitées auprès de son jeune public.
Comment parler de la mort aux enfants ? Il ne faut pas chercher loin pour repérer dans la champ lexical qui concerne la mort maintes expressions l'associant à un départ, à un voyage : partir pour l'autre monde, faire le grand voyage, s'en aller, plier bagage, être emporté, etc. Dès lors, pour des parents, la tentation est forte de raconter à leur enfant : « Mémé est partie rejoindre Pépé ». Ce qui, après tout, dans le vague du verbe « rejoindre », n'est pas faux... Mais l'enfant, questionneur par nature, peut ne pas se satisfaire de cette déclaration et insister : « Mais où ça ? ». Voilà pourquoi, juste avant de mourir, la grand-mère Marie-Marie, dans la pièce de Wajdi Mouawad, a eu le temps et l'idée poétique de chuchoter à sa petite-fille : « Julie, il faut que je te dise, il existe un lieu où on se retrouvera... Pacamambo ! ». C'est la raison pour laquelle la petite Julie s'est cachée longtemps, avec son chien Le Gros, au pied du cadavre de sa grand-mère (Rafaële Minnaert), dans la cave de celle-ci. A ce propos, Wajdi Mouawad reconnaît s'être inspiré de « la fin du roman La Vie devant soi de Romain Gary où le petit Momo se réfugie dans la cave de l'immeuble avec le cadavre de Madame Rosa qu'il parfumera et maquillera ».
Julie enfin retrouvée par ses parents, est interrogée par un psychiatre qui, par ses questions et le récit haché de l'enfant, permet aux spectateurs de comprendre ce qui s'est passé. Mais, dans ce spectacle « tout public » (qui se joue du 10 septembre au 26 novembre au Théâtre Essaïon à Paris, tous les samedis à 17h30), il y a deux catégories de spectateurs : les adultes et les enfants. Pour ces derniers, l'identification avec la petite Julie (touchante Pamina de Hauteclocque) est d'autant plus forte que son chien Le Gros (interprété avec malice par Jock Maitland), anthropomorphisé, parle et comprend parfaitement la situation. De la même façon, la Lune et la Mort (interprétées par Aloysia Delahaut), personnages allégoriques, sont incarnées. L'imaginaire enfantin s'y retrouve, et le rire, l'enchantement restent possibles devant la mort, la perte... La mise en scène de Joseph Olivennes privilégie son jeune public, autant par les indications de jeu données aux comédiens que par les accessoires, la présence de mannequins ou la musique. Mais les adultes, après avoir saisi les tenants de l'histoire - qui pourrait être réduite à un fait divers sordide - sont peut-être tentés davantage de soutenir Julie, qui a décidé avec son chien de « casser la gueule à la mort » pour trouver le chemin qui conduit à Pacamambo, qu'en rester au sceptique questionnement du psychiatre (Vianney Ledieu), tant la scène, par définition, sollicite l'imaginaire et ses créatures. Dans ses notes de mise en scène, Joseph Olivennes dit avec justesse : « ...il est important de prendre les « histoires » de Julie au sérieux, de les tenir pour vraies : la scène est le théâtre des expériences de Julie, qu'elles nous paraissent plausibles ou non ».
Homme de théâtre englobant à la fois l'Orient et l'Occident (Libanais par la naissance, Québécois depuis 1983), Wajdi Mouawad aime se référer aux contes, et son écriture fleurie, mais aussi familière, poétique ou épique, répond aux douloureuses interrogations que lui ont laissées les horreurs de la guerre, l'absurdité de cette mort à foison. Parlant de Pacamambo, il déclare encore : « Pour le reste, c'est-à-dire la révolte et la colère de Julie, je dirais qu'elles me furent inspirées par une autre sorte d'écriture : la guerre du Liban ».
Spatialiser la mort, en faire le séjour édénique où tous ceux qui sont « partis » se retrouvent heureusement, c'est assurer la victoire du mythe, de l'imaginaire sur l'aride constat scientifique et matérialiste, consoler également l'humain en détresse que la perte mutile et que l'angoisse taraude... C'est risquer, en contrepartie, de déprécier la valeur infinie de notre existence, justement parce qu'elle est finie. Et donc donner à certains la possibilité de se sacrifier et sacrifier les autres avec un radieux sourire aux lèvres.
Le jeu théâtral justement élude cette alternative dans l'expérience du « comme si ... ». Jouons à ce jeu où Mamie est morte, mais comme si elle était seulement partie. Existe-t-il une meilleure façon de dire la mort aux enfants ? Peut-être consiste-t-elle finalement à donner envie de jouer une pièce où la Camarde est un personnage parmi d'autres, avec lequel on entre en relation par le rire, l'affrontement et de multiples parades.
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