Oh, arrêter un instant. Les passants, le temps : ils ne cessent de filer... Mais, puisque c'est impossible, au moins capturer leur présence ! Elle ou lui ont bel et bien passé, existé devant l'appareil photographique, ce bref moment fut enregistré par l'objectif. Comme l'écrit Roland Barthes dans La Chambre Claire, l'essence de la photographie est le « Ça-a-été ». La passion de Vivian Maier (exposition jusqu'au 16 janvier au Musée du Luxembourg) ne réside- t-elle pas toute entière dans cet acte de capture qui suspend l'instant, et immobilise le sujet, témoignant ainsi qu'il a « été vivant », que donc il va mourir ? Comme si elle se projetait toujours dans un futur antérieur qui considèrera ce moment présent comme passé, Vivian Maier fait que l'être inconnu traversant la rue devient, par cette magie photographique oeuvrant pour le futur, l'être qui aura traversé la rue, alors en 1950 à Chicago...
Si l'on ne prend pas en compte cette passion secrète de Vivian Maier (1926-2009), on risque de rater sa troublante singularité, autant que dévaloriser ses photos par comparaison avec d'autres « photographes humanistes » ou d'autres « street photographers » reconnus. En plus des dizaines de milliers de clichés ( !) pris avec son Rolleiflex dans les rues de Chicago pendant des décennies, elle collectionna des journaux, d'innombrables objets trouvés tout au long de sa vie, amassant, contre le temps qui passe, un dérisoire et sublime trésor dans deux garde-meubles qu'elle louait. Cette obscure (et lumineuse...) nurse - c'était son gagne-pain - photographe en amateur, glanait, conservait, accumulait sans cesse. Et il faut bien avoir à l'esprit que Vivian Maier n'a développé ou tiré presque aucun des clichés, publiés ou exposés ! Alors, quand on connaît l'importance du travail responsabilisant post-saisie photographique - de la sélection rigoureuse au détourage en passant par toutes les manipulations, tous les truquages -, on s'avise que la signature esthétique de cette artiste vraiment atypique, qui n'a pas plus cherché à se professionnaliser qu'à divulguer ses photographies, devient problématique... Ou alors secondaire par rapport à cette passion fondamentale et cachée qui fit de cette photographe prolifique, de cette recluse mystérieuse, l'héroïne d'un documentaire (À la recherche de Vivian Maier de John Maloof et Charlie Siskel), l'objet de nombreux essais (cf. Une femme en contre- jour de Gaëlle Josse), plus ou moins romanesques d'ailleurs, voire d'une mythologie d'autant plus spectaculaire aujourd'hui que la personne dont il est question resta sciemment obscure sa vie durant.
Alors, que par commentaires et citations, la commissaire d'exposition, Anne Morin, ait donné à cet ensemble de photographies majoritairement en noir et blanc un éclairage littéraire, cela se conçoit et justifie pleinement. Par exemple, « Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l'évident, le commun, l'ordinaire, l'infra-ordinaire, le bruit de fond, l'habituel, comment en rendre compte, comment l'interroger, comment le décrire ? » : cette citation de Georges Perec s'avère tout à fait adaptée au cas Vivian Maier. Elle ne s'intéressait pas plus à l'événement d'actualité qu'au sensationnel ou aux gens célèbres, contrairement à tant de photographes professionnels. Elle privilégiait plutôt ces anonymes des quartiers ouvriers, ou des visages qui l'émeuvent et dont elle fait un portrait (comme ce jeune homme à l'air naïf, Chicago, juillet 1956) ou un père avec son jeune enfant (prise au zoo de Central Park) ou ces deux couples, l'un qui marche et l'autre immobile (New York 25 septembre 1959), ou un journal dans le caniveau, ou encore des enfants, ou enfin elle-même, en ombres ou reflets variés...
L'exposition est structurée par un certain nombre de thèmes (« La rue, théâtre de l'ordinaire », « Portraits : les identités remarquables », « Les gestes interstitiels : un inventaire », etc.), mais on comprend vite qu'il ne s'agit pas plus de spécialisations thématiques que d'approfondissements formels voulus par Vivian Maier, juste des classements proposés par la commissaire d'exposition. En effet, n'étant pas sortie d'une école d'art et encore moins de photographie, ne travaillant pas pour une agence, n'étant pas photographe professionnelle missionnée par une institution ni déterminée par une logique de carrière, avec les concurrences et les identifications qui conditionnent insensiblement le travail, Vivian Maier était totalement libre. Libre de photographier, filmer comme bon lui semble, de vivre pleinement sa passion de la capture, assez puissante et comblée jusque fort tard dans sa vie pour dissiper le moindre besoin de reconnaissance.
Tous ces rouleaux de pellicules, tous ces films accumulés par Vivian Maier auraient pu aisément être perdus... Il a fallu qu'en 2007 dans une salle des ventes un certain John Maloof, simple agent immobilier de Chicago, achète pour 400 $ une boîte pleine à craquer de négatifs et de pellicules non développées, que Jeffrey Goldstein et Ron Slattery acquièrent le reste de cette ahurissante collection pour que ces photos soient in extremis sauvées de l'oubli, de la disparition. Ces photos elles-mêmes prises par une amateure inconnue et passionnée pour sauver tous ces anonymes de l'oubli, de la disparition... Un lieu, des corps, une lumière, un instant : cette rencontre unique et irréversible, à saisir dans le flux continuel du temps.
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